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Tribune libre08 avril 2022
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Travail social bashing : soubresaut passager ou signe de la fin d’un modèle ?

Enfants placés en foyers, personnes âgées en Ehpad, travailleurs handicapés en Esat... Dans cette nouvelle tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, revient sur le phénomène du "bashing" et sur ce qu'il dit du modèle institutionnaliste, au fondement du travail social français.

En quelques années, le travail social français a vu se succéder une série de révélations de ses dysfonctionnements via des documentaires ou des livres. Si bien qu’aujourd'hui se dessine une tendance au « travail social bashing » qu’on peut interpréter comme une critique sans concession du modèle protecteur français. 

2019 et 2021 : protection de l’enfance, deux documentaires chocs

En 2019, l’émission « Pièces à conviction » de France 3 diffuse un documentaire sur les graves dysfonctionnements de la protection de l’enfance : « Enfants placés, que fait la République ? ». L’émission émeut l’opinion. Jean-François Gringoire, journaliste, indiquera à l’époque : « L’émission a manifestement déclenché quelque chose. Dès lors, le gouvernement ne pouvait pas faire comme s’il ne s’était rien passé ». On dit que le couple présidentiel aurait regardé le film et qu’il aurait été très touché. Dix jours plus tard, Adrien Taquet est nommé secrétaire d’État à la Famille et à l’Enfance. En 2021, Pièces à conviction remet le couvert avec un nouveau documentaire accablant : « Enfants placés : les sacrifiés de la République ».

2022 : personnes âgées, des enquêtes assassines

En janvier 2022, l’ouvrage intitulé « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet, dénonce les agissements d’un groupe privé à but lucratif  dans le secteur des Ehpad. Nouvelle bombe médiatique. Le 1er mars 2022, bis repetita, l’émission Cash investigation diffuse un documentaire assassin sur le même sujet « Ehpad, l’heure des comptes ? ». En urgence, le ministère des Solidarités et de la Santé dévoile un plan de contrôle des 7 500 Ehpad de France.

2022 : handicap, les Esat dans le viseur

Le 17 février 2022 paraît l’ouvrage de Thibault Petit intitulé « Handicap à vendre ». Fruit d’une longue enquête dans les Esat, le livre présente des témoignages de personnes en situation de handicap psychique qui ont connu le milieu ordinaire. Ils pointent les dysfonctionnements du système, et les dérives mercantiles de certains acteurs. Ces révélations n’ont pas eu le même écho médiatique que les deux exemples précédents. Elles ont cependant secoué les gestionnaires d’Esat qui ont ressenti le besoin de se défendre dans un article du Media social intitulé « handicap à vendre, gare à l’Esat bashing ! »

Une tendance au travail social bashing

Cette chronique n’a pas pour objet d’entrer dans la polémique qui consiste à savoir si les mauvaises pratiques identifiées par ces différentes enquêtes sont communes à tous les ESSMS du secteur concerné, ou si elles mettent en lumière des exceptions qui ne reflètent pas la réalité d’un secteur. Non, ce qui m’interroge ici, c’est la recrudescence des mises en cause du fonctionnement du travail social. Trois secteurs mis au pilori en trois ans, cela commence à faire. Et si ces révélations n’étaient que l’écho d’un bashing du travail social déjà largement répandu ?

Le bashing : une technique de lutte politique pour changer la société

Le phénomène du bashing est souvent l’indicateur d’une lutte politique engagée par des entrepreneurs de cause qui cherchent à imposer un changement de modèle dans un secteur d’activité. En sciences politiques, cette lutte a été modélisée en trois étapes :

  • Naming : le groupe d’acteur en lutte nomme le problème et le met en forme avec des données concrètes ;
  • Blaming : il dénonce les responsables du problème, c’est le bashing ;
  • Claiming : il revendique un changement et propose des solutions.

Aujourd’hui, de nombreux acteurs du travail social sont engagés dans un processus de naming, blaming, claiming. Ils dénoncent les limites et excès du modèle en place et réclament une conversion du secteur. Ces acteurs sont des usagers, des professionnels, des responsables politiques ou des instances internationales.

En protection de l’enfance

Lyes Louffok, avec son ouvrage « Dans l’enfer des foyers », est devenu une figure de la lutte politique contre les dysfonctionnements de la protection de l’enfance. Des associations de parents se constituent pour dénoncer le scandale des placements abusifs : les poussins rebelles, Adikia, Thermoutis.

Michel Amas, avocat porteur d'un projet de loi de renforcement du droit des parents, est devenu un emblème de la défense des familles contre les abus du système de protection de l’enfance. 

Dans le secteur des personnes âgées

Dans l’interview qui suit la diffusion du documentaire « Ehpad l’heure des comptes », Romain Gizolme, directeur de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), indique que « le modèle français de l’aide aux personnes âgées est complètement dépassé au regard de ce que souhaitent les personnes âgées. » Sur le même plateau, Laurent Garcia, cadre expérimenté en Ehpad, ajoute au sujet des privations de libertés des usagers qu’il ne vivrait pas en Ehpad.

En 2018, le Comité consultatif national d’éthique publiait un rapport dont le titre est évocateur : « Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles dans des établissements dits d’hébergement ? Quels leviers pour une société inclusive ? »

Dans le secteur du handicap

Dans le secteur du handicap, des groupes d'activistes politiques, comme le CLHEE, dénoncent régulièrement et avec virulence les excès du validisme et la position dominante des associations gestionnaires. Dans son dernier rapport du 14 septembre 2021, l’ONU indique que les Esat sont des lieux de ségrégation. L'organisation exhorte la France à fermer ces établissements pour les transformer en dispositif d’accès au milieu ordinaire.

En 2016 déjà, à l'occasion de la conférence nationale du handicap, François Hollande alors président de la République dénonçait à mi-mot le caractère ségrégatif de la politique sociale du handicap : « Longtemps la politique du handicap a cherché à protéger… Ces initiatives étaient louables, mais elles ont eu pour conséquence de limiter les occasions d'échange avec la société et parfois d’enfermer… »

Le signe d’un changement de modèle en cours

D’aucuns considéreront que tout cela n’est pas nouveau, qu’il y a toujours eu des détracteurs du modèle en place, que la sortie de trois bombes médiatiques en trois ans n’est qu’un hasard de calendrier ou encore que sous l’effet d’un soi-disant balancier sociologique tout cela passera… Why not ! Je formule ici une autre hypothèse.

Comme l’indique Robert Lafore dans ses analyses, le modèle protecteur du travail social français, avec ses institutions, est condamné. Il n’est plus compatible avec la poussée individualiste des sociétés du 21e siècle. La montée en puissance du travail social bashing est l’expression des acteurs toujours plus nombreux qui dénoncent les limites du modèle protecteur et qui souhaitent l'avènement d’une société inclusive.

Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.

Jean-LucGautherot
Ingénieur social
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