Dans cette tribune libre*, la chercheuse en sociologie Akiko Awa revient sur le drame d’Honoka au Japon et l’abandon de l’IA dans la protection de l’enfance. Une alerte pour la France : aucun algorithme ne remplacera le lien humain au cœur du travail social.
Au Japon, une affaire survenue en 2023 a été largement médiatisée en raison du décès d’une fillette de 4 ans, Honoka Nakabayashi.
Malgré plusieurs informations préoccupantes (IP) par la crèche qui ne la voyait plus et des demandes d’aide de la mère, aucun dossier n’avait été constitué par les services de protection de l’enfance (l'équivalent de l'ASE, l’aide sociale à l'enfance), personne n’avait vu cet enfant depuis un an. La mère d’Honoka a été condamnée à 6 ans d’emprisonnement.
Il est important de noter que ce département a été l’un des premiers au Japon (dès 2020) à utiliser l’intelligence artificielle (IA) pour l’évaluation des IP.
Est-ce que l'IA peut évaluer le danger de l’enfant ?
Pour Honoka, le système d’IA (basé sur 130 000 données d’enfants et 21 critères d’évaluation) a estimé que dans 39 % des cas similaires précédents, une mesure de placement avait été décidée. Autrement dit, dans 61 % des cas, aucun placement n’avait eu lieu. C’est l’une des raisons pour lesquelles aucune action concrète n’a été déclenchée dans cette situation.
Le système de protection de l’enfance au Japon diffère de celui de la France. En France, le juge des enfants intervient pour garantir les droits de l’enfant, et les professionnels travaillent en lien avec les familles, y compris lors de l’évaluation des informations préoccupantes.
Au Japon, ce sont les agents de la protection de l’enfance (ASE) qui reçoivent les signalements, évaluent la situation et prennent eux-mêmes les décisions de placement.
Seuls 0,2 % des mineurs sont placés, contre 1 % en France. Ces agents ne sont pas toujours formés au travail social : il peut s’agir de fonctionnaires administratifs affectés pour une durée de deux à trois ans. Ainsi, les agents en poste n’ont pas toujours choisi ce métier ni reçu une formation suffisante pour l’exercer pleinement.
Au Japon, l’IA a été introduite à l’ASE pour faire face à un grave manque de personnel. En 2021, le gouvernement annonçait l’usage de l’IA pour évaluer la nécessité d’un placement provisoire, avec pour objectif de réduire la charge de travail des professionnels.
En 2024, 270 agents de l’ASE ont démissionné, représentant environ 40 % des nouvelles recrues. Des prestataires de services répondent de plus en plus aux appels téléphoniques « enfants en danger ».
L’utilisation d’un système basé sur l’IA permettrait, selon certains professionnels, de réduire le temps des appels, de rendre leur contenu plus visible, et de simplifier la rédaction des documents.
Comment évaluer que l’enfant est en risque ?
Honoka est née dans la salle de bains, sa mère a accouché seule, sans avoir été suivie pendant sa grossesse. Recueillie par l’ASE, Honoka retourne vivre dans sa famille à 2 ans. La mère présente alors la petite à ses deux sœurs aînées comme « l’enfant d’une autre personne qu’elle doit garder ».
Dès le retour au domicile, les alertes se multiplient. La crèche signale la présence de bleus, que la fille attribue à un « diable ». La mère elle-même confie à plusieurs reprises qu’elle ne parvient pas à créer de lien affectif avec Honoka, qu’elle ne se sent pas à l’aise de la prendre dans ses bras, qu’elle la croit atteinte d’un retard mental.
Après ces premiers signalements, Honoka est de plus en plus absente de la crèche. Plusieurs structures échangent sur la situation, mais personne ne se rend sur place pour voir l’enfant.
Le jour de sa mort, Honoka pesait 4 kg de moins que la moyenne pour son âge. Elle vivait seule dans une pièce à part, séparée de sa mère et de ses sœurs. Elle n’était pas lavée, ses ongles n’avaient jamais été coupés.
Le rapport d’évaluation post-mortem du département a souligné que l’IA n’était qu’un outil, censé soutenir et non remplacer le jugement humain. Toutefois, dans les faits, les informations enregistrées reposaient sur un simple questionnaire à choix multiples – comme « y a-t-il une blessure au visage ? » – sans tenir compte de données comme l’abandon à la naissance ou le placement en pouponnière.
« Sacralisation » de l'IA
Le média ITmedia, au Japon, rapporte une critique sévère :
« L'interaction entre les systèmes d'IA et les utilisateurs peut engendrer une relation de dépendance, parfois qualifiée de “sacralisation”, où les utilisateurs acceptent sans critique les réponses fournies par l'IA. En d’autres termes, l’IA a pu être perçue comme une autorité supérieure, plus fiable que le jugement humain, inhibant la vigilance des professionnels ».
Même si l’IA n’est pas directement responsable du décès, on peut se demander pourquoi aucun professionnel ne s’est déplacé pour voir l’enfant pendant un an.
Cette affaire a mis en lumière l’attention portée à l’IA, tout en révélant que les problèmes structurels n’ont pas été résolus : manque de personnel, protocoles flous, absence de soutien parentale, et manque de places en accueil d’urgence.
En mars 2025, le ministère japonais de l’Enfance et de la Famille a décidé d’abandonner l’usage de l’IA pour l’évaluation des IP après avoir investi 7 millions d’euros. Cette décision questionne la place que les technologies doivent (ou ne doivent pas) prendre dans le champ du travail social.
Pour la France, où l’IA commence à être envisagée dans certains services sociaux, le cas d’Honoka constitue un avertissement : un outil, aussi performant soit-il, ne remplacera jamais la nécessité du lien humain, du regard direct porté sur l’enfant et sa situation.
L’enfant au cœur du travail social : ce que la France ne doit pas oublier
Faute de moyens et d’accompagnement suffisants pour les professionnels, l’intervention au Japon s’est focalisée sur l’identification des cas de maltraitance grave, ce qui a fortement limité une approche de prévention globale centrée sur le bien-être et les besoins de l’enfant.
En France, l’évaluation du danger repose sur un référentiel national de 377 pages établi par la Haute Autorité de Santé. Les professionnels suivent une formation, mais doivent rapidement en maîtriser le contenu pour évaluer dès le premier contact.
Ce cadre met l’accent sur les besoins fondamentaux de l’enfant : il ne s’agit pas seulement de constater une situation de danger, il y aura les propositions pour améliorer la situation. La qualité de la relation de l’enfant avec son entourage et son vécu sont au cœur de l’évaluation.
Peut-on imaginer une IA poser à un enfant la question essentielle : "Comment tu vas ?"
Ce que le travail social défend
Les recherches cliniques et les connaissances de terrain le montrent : le soutien individualisé est essentiel pour accompagner les situations de vulnérabilité. Cela nécessite du temps, des professionnels formés, capables de faire preuve d’empathie, de créativité, de persévérance, et surtout, d’instaurer une relation de confiance avec les enfants et les familles.
Mais la France ne risque-t-elle pas de suivre, elle aussi, la voie japonaise ? Moins de personnel, réduction des budgets, décisions rapides, temps de contact limité avec les enfants… Ces évolutions font craindre un éloignement progressif de la philosophie humaniste du travail social.
Aller à la rencontre de l’enfant là où il est, prendre le temps de comprendre sa situation, construire avec lui et sa famille des perspectives d’avenir… C’est cela, le cœur du travail social. Ce savoir-faire, cette éthique, sont des ressources précieuses qu’il est urgent de préserver.
Le système japonais montre ce qu’il se passe lorsqu’on relègue les professionnels formés au second plan, lorsqu’on néglige le soutien à la parentalité, et qu’on oublie de penser à l’enfant non pas comme un "risque à éviter", mais comme une personne à écouter, à accompagner.
Le système français, bien qu’imparfait, dispose d’un cadre juridique structuré et d’une approche centrée sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Il est donc essentiel, aujourd’hui plus que jamais, de revaloriser les métiers du travail social, de renforcer le soutien et la reconnaissance des professionnels.
Au lieu de se contenter de dénoncer les manquements, ne pourrions-nous pas engager une réflexion collective sur ce qui fonctionne, ce qui doit être préservé, et ce qui peut être amélioré ?
→ Les autres publications d'Akiko Awa sont à retrouver sur sa page Internet.
À lire également :
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.