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Tribune libre12 avril 2021
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Secteur social et médico-social : vers la fin de l'évaluation ?

Consultant-évaluateur au cabinet Cress et enseignant en M2 de sciences de l'éducation (Paris X-Nanterre) et en formation continue (Cnam, Etsup), Laurent Barbe livre ses réflexions critiques sur le dispositif d'évaluation du secteur social et médico-social élaboré par la HAS.

Consultant et formateur, Laurent Barbe livre une lecture critique du dispositif d'évaluation conçu par la Haute Autorité de santé. DR

En tant que praticien de l'évaluation et accompagnateur de nombreux services du champ de l'action sociale et médico-sociale, ma conclusion, au vu des éléments livrés à ce jour par la Haute Autorité de santé, est claire : le nouveau dispositif d'évaluation opère un glissement majeur d'une perspective d'évaluation vers une logique de contrôle qualité.

Confronter les établissements à des attentes précises n'a rien de choquant en soi. Mais la perspective évaluative est plus large et questionne, comme le souligne Pierre Savignat1 – en cohérence avec les règles de l'art développées, par exemple, par la Société française d'évaluation (SFE) –, « les intentions, le projet, les objectifs d'accompagnement, les moyens rapportés aux objectifs, les résultats, effets et impacts produits par les actions. Il y est question, en définitive de l'utilité du dispositif ».

Cette conception, proche de ce qui prévaut dans l'évaluation des politiques publiques, était également celle portée par le décret de 2007 dans les principes fondamentaux qu'il énonçait.2

Une évaluation du respect de la norme

Du dispositif proposé par la HAS, en revanche, découle une évaluation subordonnée à la vérification du respect de la norme ou des objectifs qualité définis dans un référentiel pensé comme devant être commun, à quelques nuances près3, à toutes les catégories d'établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) concernés.

Or les deux perspectives ne sont pas équivalentes, ni dans les questions qu'elles posent, ni dans les méthodes qu'elles supposent.

En quoi cela pose-t-il problème ?

Si l'amélioration de la qualité est un objectif indiscutable (qui pourrait être contre ?), sa définition même dans le référentiel de la HAS n'est pas suffisamment interrogée et adaptée au secteur social et médico-social.

Un certain nombre de spécificités auraient ainsi mérité une prise en compte bien plus explicite. C'est ce que montre une analyse détaillée (que je tiens à la disposition de ceux qui voudraient approfondir mes remarques), qui fait apparaître, entre autres :

  • Un référentiel pensé comme unitaire mais qui est, en fait, essentiellement médico-social et très peu adapté à de nombreuses formes d'action ;
  • Un manque de prise en compte des mandats diversifiés (notamment judiciaires) qui structurent les relations avec les personnes accompagnées ;
  • Un oubli ou une minoration des tensions qui existent toujours dans ces mêmes relations ;
  • Un manque de place explicite accordée aux actions et modes d'intervention qui constituent pourtant le cœur de la commande évaluative posée dans la loi4, et des questionnements du quotidien ;
  • Une absence de la dimension collective qui est pourtant centrale dans un grand nombre de modes d'action et qui constitue un élément essentiel de la qualité proposée (ou non) ;
  • Un usage permanent du singulier – « la personne » – qui ne favorise pas le questionnement des adaptations permettant de prendre en compte la diversité des positionnements et problématiques vécues au sein d'un même mode d'action ;
  • Une non-prise en compte, enfin, dans l'analyse et la réflexion, des ressources (au sens large) des structures concernées, alors qu'elles sont très hétérogènes et constituent un élément déterminant dans nombre de problématiques vécues au quotidien et évidemment dans la qualité produite.

Un dispositif simple et porteur de sens ?

Le nouveau dispositif – tel qu'on peut le cerner à l'heure actuelle – fait craindre de passer largement à côté de la cible affichée par la HAS qui évoque « un dispositif simple, porteur de sens, appropriable tant par les professionnels, les personnes accompagnées et leurs proches, que par les pouvoirs publics ».S'y ajoute l'affirmation que « le dispositif doit entrer au cœur des pratiques pour être porteur de sens. Le référentiel doit porter sur les résultats pour la personne plus que sur l'application de procédures ».6

Tous ces éléments constituent une base pertinente qui n'aura pas de mal à être approuvée de manière large.7 Mais on voit mal comment ce référentiel pourrait servir cette ambition tant il paraît loin du travail réel d'un très grand nombre des acteurs de ce champ, de leur manière de penser leur action et des problématiques complexes qu'ils rencontrent et traitent.

Quelle place pour les échanges « ouverts » ?

Cette crainte est d'autant plus fondée que le processus et les éléments de méthode évoqués montrent que l'énergie sera surtout mobilisée pour remplir l'ensemble des indicateurs (trois chapitres, 38 objectifs et 189 critères). Et on ne voit pas la place qui sera faite à des échanges « ouverts »8 entre les évaluateurs, les professionnels et les personnes accompagnées.9

Or l'expérience montre qu'il faut du temps et de l'apprivoisement mutuel pour que certains aspects problématiques voire « merdiques » 10 des fonctionnements puissent être abordés, parlés et travaillés. Et, sur ce plan, la perspective de publication du rapport pourrait constituer une menace fragilisant encore une parole sécurisée.11

Une qualité « vue d'en haut »

La notion de qualité, dans le secteur social et médico-social comme dans toutes les préoccupations sociétales, constitue une avancée indéniable.12 Mais elle est complexe et variable. Sa définition comme son analyse doivent rester ouvertes pour que les acteurs professionnels comme les personnes accompagnées puissent contribuer à la définir et la faire évoluer.

Le référentiel comme ses méthodes paraissent loin de mettre en œuvre l'idée que la qualité s'invente ainsi « d'en bas ». C'est d'autant plus dommage que la pandémie a mis en valeur des qualités souvent invisibles de l'action des acteurs du « care », comme l'engagement, la responsabilité, l'initiative, la réactivité, l'autonomie, la créativité, la solidarité et la reconnaissance. On voit mal comment le dispositif proposé pourra faire une place et reconnaître ces dimensions subtiles et essentielles de la qualité.

Les énoncés du référentiel, plutôt ouverts13, permettront peut-être des réflexions fructueuses. D'autant que la conception attentive à la personne que déploie la HAS est largement partagée et source de progrès possibles.

Mais, en l'état, le manque de dimensions pourtant centrales pour les acteurs, le volume des informations « exigées », le langage « institutionnel » qui caractérise encore la maquette constituent un ensemble de freins considérable. D'après notre expérience, un coût de « traduction » trop important constitue presque toujours un motif de décrochage.14

Un levier de mobilisation qui risque de disparaître

Les questions systémiques, occultées dans la logique qualité proposée, ne disparaîtront pas pour autant car elles sont largement au travail dans le monde professionnel et dans la société (pour n'en citer que quelques-unes : les sorties « sèches » de l'ASE (l'aide sociale à l'enfance), les « incasables », la prise en compte des violences subies et de la psychotraumatologie, le vieillissement des personnes handicapées, l'inclusion, les phénomènes de rixes, l'impact de la communication à distance…). Elles risquent de se poser ailleurs que dans la démarche proposée, ce qui est dommage et assez paradoxal.

Car les démarches évaluatives constituent, comme l'expérience le montre, de bons leviers pour la réflexion et la mobilisation collective, à partir du moment où elles sont perçues comme suffisamment respectueuses de la complexité du travail réel, ce qui n'est pas le cas du dispositif présenté. Il faut espérer et faire en sorte qu'il n'en reste pas là.

Notes

1. Dans Conduire l'évaluation dans les établissements sociaux et médico-sociaux, Dunod, 2014.

2. Décret n° 2007-975 du 15 mai 2007 fixant le contenu du cahier des charges pour l'évaluation des activités et de la qualité des prestations des éétablissements et services sociaux et médico sociaux.

3. Webinaire de la Fedesap avec la HAS (https://www.youtube.com/watch?v=x2HLeAvO7OM).

4. Les établissements et services procèdent à̀ des évaluations de leurs activités et de la qualité des prestations, code de l'action sociale et des familles (Casf).

5. V. Ghadi. « La HAS et l'évaluation : une nouvelle donne », Les cahiers de l'Actif n° 530-533, octobre 2020, p. 10.

6. Idem page 19.

7. Ils sont très cohérents avec ce que j'avais suggéré dans un article publié dans la même revue : « Évaluer autrement : Chiche ! », L. Barbe, Les Cahiers de l'Actif n° 530-533, octobre 2020.

8. Non structurés par la cotation à donner aux critères à renseigner.

9. Particulièrement quand on entend les hypothèses faites sur les temps « consultant » rapportés au volume des informations à produire et à la nécessité d'utiliser les outils qui seront produits pour garantir l'homogénéité des démarches.

10. Je renvoie à la formulation de Pascal Chabot et à mon article dans Les Cahiers de l'Actif pour préciser ce point.

11. Particulièrement dans les structures de petite taille et dans celles générant une certaine conflictualité (par exemple, en protection de l'enfance).

12. Pascal Chabot, Traité des libres qualités, PUF 2020. Il propose une analyse détaillée et particulièrement utile sur cette thématique.

13. Au risque d'ailleurs d'être très difficiles à évaluer avec rigueur…

14. Le temps passé à expliquer, faire de la pédagogie, bref à faire comprendre un dispositif loin du langage habituel d'un collectif professionnel.

LaurentBarbe
Consultant-évaluateur au cabinet CRESS et enseignant en M2 de sciences de l'éducation (Paris X Nanterre) et en formation continue (Cnam, Etsup)
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