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Tribune libre29 novembre 2021
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Quand "Madame seule au monde" ne devrait plus rester à domicile

Directrice d'un service d'aide à domicile parisien, Dafna Mouchenik raconte les difficultés à intervenir auprès d'une dame atteinte de la maladie d'Alzheimer. Elle dénonce le manque de soutien des différents acteurs et l'inertie d’un système trop lent et indifférent.

L’histoire que je veux vous raconter commence par une partie de chat perché. Une partie entre une petite dame aussi perchée que le chat et ce connard d’Alzheimer. Il a bien bossé cet enfoiré, ça lui a pris du temps, elle a résisté, mais il a fini pas tout rafler : souvenirs, apprentissage, bon sens et connaissance du monde. Un cerveau qui se vide et vous laisse seul dans la terreur et le trouble.

Appel au secours

Des années que mon équipe accompagne cette seule au monde. Ça fait longtemps que c’est difficile, préoccupant. Mais là, Helena, son aide à domicile, nous appelle au secours, elle est particulièrement inquiète pour celle auprès de qui elle se rend chaque jour.

Spider Man 

À son arrivée, sa protégée est debout sur la commode, les mains posées sur le mur, prête comme Spider Man à poursuivre une ascension verticale. Pourquoi et comment a-t-elle grimpé là ? On ne le saura jamais. Ces derniers jours, Helena la retrouve comme ça, droite comme un i au sommet d’un meuble. Un miracle qu’elle ne soit pas encore tombée.

Deux passages quotidiens

Notre alpiniste ne reconnaît plus l’appartement qu’elle habite. C’est là précisément que le soutien à domicile perd tout son sens, car pourquoi maintenir chez elle quelqu’un qui croit ne plus y être ? D’autant que cette dame, aussi désorientée soit-elle, parce qu’elle est vieille, ne dispose que de deux passages d’une heure par jour via l’APA (1), quand elle ne devrait plus rester seule du tout. Alors le reste du temps où Helena n’est pas là, advienne que pourra… En attendant Madame escalade lit, chaises, table, buffet... C’est pour elle une nouvelle vie en 3D.  

Invasion de punaises

Elle n’a pas complètement disjoncté, en réalité. C’est vrai que ce n’est pas son appartement. Elle a quitté celui qu’elle habitait pour être relogée deux étages plus haut. Des punaises avaient pris possession de son logis. Épouvantables colocataires, il avait été impossible de s’en défaire. Nous avions dû l’aider à fuir, battre en retraite, tant cette vermine la dévorait, causant sur tout son corps d’épouvantables boutons et démangeaisons.

Prise de risque et de tête

Durant des mois, l’aide à domicile équipée d’une combinaison intégrale jetable, avait maintenu ses interventions, priant le ciel de ne pas ramener ces minuscules vampires chez elle (au passage, une telle intervention qui demande à la fois matériel, prise de risque, et prise de tête, n’est pas mieux financée qu’une autre ; ce n’est que le cœur qui nous embarque dans pareille galère, la raison nous conseillant de fuir).

Victoire collective

Pour parer au plus pressé, après des mois de lutte, le foyer-logement dans lequel Madame « ce n’est pas chez moi » habite déjà, lui avait attribué ce nouvel appartement. Un miracle en réalité ! Tel Tom Hanks dans Il faut sauver le soldat Ryan (2) nous étions tous mobilisés, assistantes sociales, équipe APA, M2A (3)… une armée de travailleurs sociaux au secours d’une seule et même vieille dame. Nous étions tellement soulagés le jour où nous sommes parvenus à la reloger. Une belle victoire collective.

« Les dingues et les paumés... » 

L’aide à domicile avait désinfecté un à un chaque objet pour les monter sans les suceurs de sang dans le nouveau logement, un travail de fou. Oui, mais depuis, dès qu’elle le peut, Madame « je ne suis pas chez moi » veut rentrer chez elle. Elle ne s’arrête pas pour autant devant la porte de son ancien appartement, elle part : « Les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie et se font boire le sang de leurs visions perdues et dans leurs yeux mescal masquant leur nostalgie, ils voient se dérouler la fin d'une inconnue » (4).

Le miracle qui se répète

La gardienne l’intercepte souvent pour la garder en sécurité mais lorsqu’elle n’est pas là, notre amnésique brave tous les dangers urbains, traverse rues et boulevards sans pour autant se faire percuter. Jusque-là, il y a toujours une bonne âme pour la reconnaître et la ramener. Un miracle qui se répète et qui pourrait finir par nous faire croire en Dieu.

Frigo vide

Le CASVP (5) nous donne au coup par coup un minimum, de quoi prévoir quelques repas, mais ça ne suffit pas. « Elle est à toi cette chanson, Toi l'hôtesse qui sans façon, M'as donné quatre bouts de pain Quand dans ma vie il faisait faim » (6). Helena trouve toujours le frigo vide, pas d’argent dans le logement pour assurer le ravitaillement. Aussi a-t-elle pris l’habitude de régler de sa poche quelques courses pour que la dame ait de quoi manger (nous la remboursons, mais elle le ferait même sans cela, c’est une femme qui pense avec son cœur, qu’importe que ses fins de mois soient pour elle aussi difficiles).

L'espoir d'un tuteur

Nous attendons depuis 2019 qu’un tuteur soit nommé, mais pas de chance, un expert s’est déplacé. Trouvant porte close, il a classé le dossier. L’idée ne lui est pas venue de nous prévenir, il l’a joué solo, nous laissant sous l’eau. Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Les mois ont passé et tout le monde s’est un peu découragé, seule Helena et nous sommes restés, la situation devenant chaque jour un peu plus difficile.

Le cœur bien accroché

La protégée d’Helena est à présent dans un tel état de confusion qu’elle mange ses selles à la cuillère. Faut avoir le cœur bien accroché pour parvenir à gérer. Parler avec douceur, essuyer la bouche, laver visage et ongles pour débarrasser la peau des matières fécales qui la souillent. Par chance, elle est relativement coopérative, petite fille gourmande se régalant de chocolat, heureuse que sa nourrice la débarbouille. Helena tiendra encore semaines ou mois ; nous, résolument à ses côtés, soutiendrons et alerterons encore et toujours de la fragilité d’une situation plus tenable à domicile avec si peu pour soutenir.

Impuissance et inertie

Je connais, hélas, la fin de cette histoire si rien ne bouge plus vite. Le temps passera encore sans que rien ne se passe, la dame tombera et mourra chez elle ou à l’hôpital. Helena pleurera, colère dans les yeux contre notre impuissance et l’inertie d’un système trop lent et indifférent…

(1) Si elle avait eu moins de 60 ans, elle aurait bénéficié de la prestation de compensation du handicap (PCH) avec bien plus d’heures au regard de sa situation.

(2) Il faut sauver le soldat Ryan, film de guerre américain réalisé par Steven Spielberg, sorti en 1998.

(3) Maison des aînés et des aidants.

(4) Les dingues et les paumés, version magistrale de Thiefaine.

(5) Centre d'action sociale de la Ville de Paris.

(6) L’Auvergnat, de Georges Brassens.

Carnet de bord : deuxième saison 

À l'automne 2020, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre*. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Ève Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (politiques départementales et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivés. Elles ont accepté – qu'elles en soient remerciées – de poursuivre l'aventure. Évidemment, cette année ou la prochaine, de nouvelles plumes pourraient les rejoindre. Si ça vous dit, contactez-nous.

* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media Social

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