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Tribune libre20 avril 2020
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Mon Ehpad au temps du coronavirus (3) : "Madame Guillaume, le 11 mai, c'est terminé"

Qui connaît la vie en Ehpad au jour le jour au temps du Covid-19 ? Qui mieux qu'une directrice peut nous la raconter dans sa complexité ? Eve Guillaume, directrice d'Ehpad à Saint-Ouen (93) nous livre son troisième carnet de bord.

Le soleil brille dehors. Les résidents sont un peu plus nombreux à descendre seul ou avec un agent dans le jardin, profiter des rayons du printemps à l’ombre des cerisiers en fleur. Les rayons du soleil semblent avoir pénétré dans l’établissement, les résidents suspectés du Covid montrent des signes encourageants et semblent recouvrir progressivement leur santé.

Lundi 13 avril : faire tourner la lingerie sans lingère

La responsable hôtelière et la chargée des ressources humaines se sont dévouées pour faire fonctionner la lingerie. Depuis trois semaines, nous n’avons plus de lingère et ce sont des responsables de service ou des agents d’hôtellerie qui se relaient auprès de la responsable hôtelière pour faire tourner des machines, plier le linge, le restituer. Avec un nombre de vacataires important ainsi que des mesures d’hygiène du linge renforcées, la lingerie est vite débordée. Mais aujourd’hui les machines refusent de fonctionner un jour férié. En quelques minutes la pièce ressemble à une piscine à mousse. L’évacuation est bouchée, personne n’est disponible pour intervenir aujourd’hui. Il faudra attendre les renforts de nos voisins, l’Ehpad public de Pantin, pour que deux agents techniques viennent nous dépanner. Une solidarité inter établissements publics que nous construisons depuis plusieurs mois (mutualisation de personnes et de moyens, développement de projets communs pour répondre à des appels à projet…) et qui prend tout son sens en période de crise.

Deux résidents nous ont quittés ce week-end. Nous les avons accompagnés. Comme depuis le début de l’épidémie, leurs proches ont été autorisés, un par un, à venir dire au revoir les jours précédents. Discrètement, dans la housse mortuaire, les soignantes ont glissé un objet cher à chacun d’eux. Une photo de mariage, un livre de prière, un dernier geste pour respecter la volonté du défunt. Un geste qui soulage pour se dire que jusqu’au bout, ils auront accompagné le résident en respectant ses choix.

Ce soir, un collectif solidaire de restaurateurs nous livre des repas pour tous les agents de l’établissement. Une générosité qui émerveille les soignantes. Elles enquêtent désormais chaque jour pour savoir quel restaurateur leur a concocté ces mets délicieux parce qu’à la fin du confinement, il faudra leur rendre la pareille à ces personnes. Elles se sont dévouées pour nous, alors nous participerons à relancer leur commerce en allant manger chez eux. On entrevoit l’idée d’une soirée du personnel à l’extérieur du bâtiment. On se projette dans l’après, espérant plus que jamais que tout cela prenne fin.

Mardi 14 avril : tout le monde parle du 11 mai

Ce matin, les résidents n’ont qu’un mot à la bouche : le 11 mai. Hier, le président de la République s’est exprimé et les résidents derrière leur télévision étaient suspendus à ses mots. Encore un petit mois ? « Madame Guillaume, le 11 mai, c’est terminé vous avez vu ! » Monsieur L. a un sourire jusqu’aux oreilles. Lui qui aime passer des après-midi aux puces de Saint-Ouen avec une amie, a désormais un objectif pour le retour à une vie normale : le 11 mai. Il y a un mois, il avait déjà déclaré avec détermination à la psychomotricienne « Ça y est, je pars ! À la télévision ils ont dit qu’ils recherchaient des personnes pour aller aider les agriculteurs. Je vais aller aux champs ». Nous avons trouvé une alternative, il aide le moniteur éducateur à préparer le jardin thérapeutique pour l’été, une distraction en attendant la sortie du confinement.

Les pouvoirs publics semblent pourtant vouloir confiner les personnes âgées plus longtemps mais les résidents n’ont pas retenu cette partie du discours. Ils se raccrochent à un espoir : la sortie de tout ça le plus tôt possible. Madame P, bientôt centenaire, nous l’exprime régulièrement : « Je suis perdue avec tout ça, je ne comprends plus bien pourquoi on fait ça ». Ne plus voir sa fille, ne plus manger avec son amie dans la salle manger, ne plus participer aux animations, tant de repères qui rythmaient une journée. Désormais, elle ne sait plus quand elle doit dormir, quand elle doit manger, une lassitude se lit sur son visage, égayée parfois par la visite de son amie qui loge quelques chambres plus loin, à distance bien sûr. Alors, en tentant de garder un masque désagréable, elles gambadent l’une derrière l’autre dans les couloirs et rendent visite au lapin, notre mascotte. Lui aussi se sent bien seul, désormais enfermé dans sa cage jour et nuit.

Cet après-midi, l’animateur et la psychomotricienne ont confectionné un chariot de friandises : fraises tagada, mars, ours à la guimauve, coca-cola… Une partie des résidents voit venir les gourmandises avec envie. Une résidente atteinte d’une pathologie Alzheimer se saisit d’un mars « Hummm qu’est-ce que c’est bon, qu’est-ce que c’est bon ! ». On se réjouit de ces moments de simplicité qui apportent pourtant du plaisir et du confort à nos personnes âgées.

Mercredi 15 avril : Reste-t-il du vin et des cigarettes ?

Le stock de cigarettes de l’établissement est écoulé. Depuis le début du confinement, nous avions réservé quelques paquets pour les résidents qui ont peu d’argent ou de contacts avec leur tuteur. Notre établissement accueille 80 % de personnes bénéficiaires de l’aide sociale quand 30 % est la moyenne des établissements en France. Une précarité que nous accompagnons : dons de vêtements, lien avec les tuteurs qui ne sont pas toujours aussi disponibles que nous le souhaiterions, eux-mêmes débordés par le nombre de majeurs à protéger.

Madame C. vient plusieurs fois par jour tambouriner à la porte de l’administration : « Vous n’auriez pas une petite cigarette ? ». Rester enfermer toute la journée est une épreuve pour elle qui a grandi dans cette ville et sillonné ces ruelles toute la journée en demandant des cigarettes aux passants. Depuis le début de l’épidémie, elle a bien compris l’enjeu de rester à l’intérieur, mais elle s’impatiente de pouvoir à nouveau être libre. Confinée sans cigarette, les journées seront plus difficiles. On en appelle alors aux tuteurs, à la solidarité des familles pour leur fournir les cigarettes. Et madame C. nous rappelle : « Promis, je n’en fumerai qu’une. Sur le paquet ils disent que ça déforme la bouche et que ça donne le cancer ».

Ce même jour, nous avons un problème de livraison de vin. Les résidents s’agacent : « Notre petit plaisir du repas, un des rares parfois qu’ils nous restent. Si encore on pouvait sortir en acheter ».

Les résidents ayant eu des symptômes du coronavirus, commencent presque tous à montrer des signes encourageants. Nos aides-soignantes organisent des rencontres entre résidents qui se connaissent bien. À distance, elles les emmènent à la porte d’un résident avec qui ils partageaient le repas ou avec qui ils ont le plus d’affinité. Le midi, nous rouvrons les petites salles à manger qui se trouvent aux étages pour permettre à des résidents qui mangent peu et qui expriment leurs difficultés face à la solitude, de se retrouver à quatre, chacun sur sa propre table. Ils retrouvent progressivement l’appétit.

Jeudi 16 avril : (fausse) alerte sur la gale 

Deux résidents présentent des symptômes de grattage aux jambes. Notre médecin coordonnateur pense à la gale. Comment est-ce possible ? Avec la présence du virus, notre vieil établissement n’a jamais autant brillé à force de briquer les couloirs et les chambres. Nous réalisons une consultation à distance avec un médecin spécialiste d’Avicenne. Intérieurement je me dis : « il ne manquait plus que ça…. La gale ». Trouver encore de nouveaux protocoles, mettre en place des isolements contacts, rechercher les cas contacts pour les traiter… Finalement, avant midi la suspicion est levée ! Les démangeaisons feraient partie des symptômes du coronavirus, notamment en fin de maladie.

Je peux maintenant envoyer mon mail d’information aux familles sans annoncer une mauvaise nouvelle supplémentaire. Il est 19 heures, la journée a été longue, mon inconscient semble prendre le dessus : comme un irrésistible besoin de vacances. En relisant le courriel, je m’aperçois qu’un lapsus s’est glissé dans mon objet « information aux soleils »… Familles se transforme en soleils. Depuis ma prise de fonction en janvier, je n’ai pas pris de jours de congé. Mes collègues m’avaient avertie : ne pas se retrouver sur les rotules l’été à vouloir avancer sur tous les dossiers et à en oublier de prendre du temps pour soi. J’ai écouté les conseils, j’ai posé une semaine pour retrouver mes montagnes la semaine du 16 mars… Mais le coronavirus en a décidé autrement. Voyant déjà le virus comme une menace imminente aux portes de notre établissement, je ne concevais pas d’abandonner l’établissement. Le jeudi 12, était annoncée la fermeture des écoles et par la même occasion les difficultés de garde d’enfants de nos agents et le lundi 16, nous apprenions que nous étions « en guerre » .

Vendredi 17 avril : les Ehpad ne sont pas des mouroirs 

En transmission, Barbara, notre unique aide-soignante de la réserve sanitaire venue en renfort de Vendée pour dix jours, partage son émotion à la veille de son départ : « Je suis contente d’être venue. Ici, on est dans la réalité, là-bas, chez moi, ce n’est pas la réalité. Les premiers jours ont été difficiles, je ne vous le cache pas. Mais vous avez été là. En tant que vacataire, j’en ai fait des Ehpad dans mon département et j’ai de plus en plus de réticences à y accepter des missions, mais je voulais vous dire… humainement vous êtes au top ! Il y a une ambiance… oui, comme partout il manque parfois des moyens, mais il y a vous, cette équipe ». Ces quelques mots, emplis de sincérité, réconfortent les équipes, les rassurent sur la qualité de leur travail. Elle me confie dans l’après-midi qu’elle est épatée par la connaissance que les soignants ont des résidents, de toutes les petites attentions qu’elles leur portent quotidiennement. Un regard extérieur rassurant face aux images parfois véhiculées sur les Ehpad, contre lesquelles on se bat quotidiennement.

Les Ehpad ne sont pas des mouroirs, comme certains le pensent. Ils sont bien souvent une dernière demeure où nous accompagnons ceux qui nous ont précédés en nous efforçant de leur apporter de la douceur et des moments de plaisirs dans ces derniers mois, ces dernières années, dignement.

Aujourd’hui nous avons commencé à envisager des visites des familles dans le jardin, pour les résidents en capacité de sortir. Double masque, distanciation sociale… une idée pour recréer du lien avec les proches et redonner le moral aux résidents.

Week-end des 18 et 19 avril : ne pas baisser la garde !

Un premier week-end chez moi. D’astreinte, mais chez moi. Cette semaine, nous n’avons pas eu de nouveaux décès, les résidents présentent des signes encourageants, alors on s’autorise à croire que la sortie de crise est pour bientôt, tout en restant vigilant. Le Covid-19 est une maladie peu connue. Les symptômes chez les personnes âgées ne sont pas les mêmes que pour les plus jeunes. On observe des périodes symptomatologiques plus ou moins longues et fluctuantes. Il ne faut donc pas baisser la garde.

Retrouvez les deux premiers épisodes de ce carnet de bord :

La vie d'un Ehpad jour après jour

Comment rendre au mieux compte du quotidien des professionnels que nous avons pour mission d'informer ? Confier un journal de bord à une directrice d'Ehpad nous a semblé essentiel surtout à un moment où le grand public découvre que les établissements pour personnes âgées dépendantes abritent une population très fragile.

Voici un mois, nous ne connaissions pas Eve Guillaume, toute jeune directrice en Ehpad. Nous l'avons « rencontrée » via son compte Twitter. Nous l'avons interrogé longuement pour un article « Comment les Ehpad pallient à tous les manques ». Nous avons souhaité que le fil que nous avions commencé à tisser avec son Ehpad de Seine-Saint-Denis ne se casse pas. Voilà pourquoi nous avons proposé à Eve Guillaume de tenir, au moins jusqu'à la fin du confinement, son journal de bord sur les grands et petits faits de la vie en établissement (que nous publions chaque semaine). Une façon de ne jamais oublier les plus vulnérables des vulnérables...

Qu’Eve et toute son équipe soient ici remerciés de prendre un temps précieux pour nous faire vivre ce combat pour la vie.

EveGUILLAUME
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