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Article14 avril 2020
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Mon Ehpad au temps du coronavirus (2) : accompagner nos anciens avec dignité ?

La vie dans les Ehpad est particulièrement ardue depuis le début du Covid-19. Nous avons demandé à Eve Guillaume, directrice d'un Ehpad en Seine-Saint-denis de tenir son journal de bord. Voici sa deuxième publication.

Depuis quatre semaines (lire le précédent journal de bord), l’établissement vit à huis clos. N’entrent que le personnel, les fournisseurs indispensables, les kinésithérapeutes libéraux. Déjà plusieurs résidents nous ont quittés des suites directes ou indirectes du coronavirus. 70 % du personnel manque à l’appel et la cadre de santé fait et défait chaque jour les plannings. Le département de la Seine-Saint-Denis est dramatiquement touché par le coronavirus et nos Ehpad ne sont pas épargnés.

Lundi 6 avril : reprendre la blouse d'infirmière

Eve Guillaume tient son journal de bord depuis deux semaines

Il est 7 heures, l’aide-soignante de nuit m’informe que ce matin, il n’y aura pas d’infirmière. Les deux infirmières prévues sont « tombées au combat ». L’une est prolongée et l’autre vient de déclarer tous les symptômes du coronavirus. Depuis deux semaines déjà, nous fonctionnons avec deux infirmières sur cinq.

Je saute dans un taxi en tentant de joindre une infirmière en repos pour la mobiliser en urgence ; pour la récupération, on verra plus tard…. Pas de réponse. Ma cadre de santé est absente aujourd’hui et je ne vois qu’une solution… remettre la blouse le temps de trouver une solution. J’envoie un message à mes collègues directeurs du territoire, l’un d’eux me détache son cadre de santé pour la matinée.

Je n’ai pas exercé depuis quatre ans mais à deux, avec Laurent venu en renfort, on y va, nous n’avons pas le choix, il faut distribuer les traitements du matin. À 10h30, l’infirmière en repos m’appelle. Elle arrive dans 30 minutes.

En retournant dans mon bureau, l’agent chargé des ressources humaines m’interpelle : « Madame Guillaume, notre doyenne va beaucoup mieux, elle a tenté de braquer ma voiture ! ». Madame A, 105 ans dans deux mois, un peu fatiguée ces derniers jours, a repris des forces. Elle est descendue par l’escalier de secours, à côté de sa chambre et de son petit gabarit couplé d’un fort caractère, a cassé le phare de la voiture et tenté de forcer la serrure. Elle voulait « rentrer chez elle ». Pourtant, avant d’entrer dans l’établissement, elle était notre voisine. Elle voit son appartement depuis sa chambre.

Mardi 7 avril : trouver des astuces face à la sous-alimentation

Aujourd’hui, ma mamie est décédée seule dans un Ehpad de l’Est de la France. Je suis passée de l’autre côté de la barrière, celle des familles démunies de ne pas pouvoir accompagner leurs proches, de ne pas pouvoir dire au revoir. Embrasser tendrement ses joues une dernière fois, lui prendre la main pour toutes les fois où elle a été là pour me rassurer. Mais même si les visites sont autorisées, toucher est interdit. On se contente alors de regarder son proche respirer lentement, encore une fois avant le silence de l’éternité. Il n’y aura pas de messe, il n’y aura pas de cérémonie, pas avant plusieurs semaines et d’ici là, pourrons-nous voyager d’une région à l’autre ?

Les résidents ne s’alimentent plus que très peu. Depuis dès jours, impuissants, nous faisons ce constat. Aujourd’hui, en concertation avec le chef de cuisine, la responsable hôtelière, la cadre de santé et l’animateur, nous décidons de tester une nouvelle organisation : renforcer le goûter. Les résidents montrent beaucoup plus d’envie pour le sucré et des choses faciles à manger : riz au lait, smoothies, gâteaux de semoule… L’animateur ira demain chez Métro pour faire un ravitaillement de sucreries en tous genres : glaces, sorbets, mars, fraises tagada… Pour le soir, nous enrichissons la soupe en proposant aux résidents de la compléter eux-mêmes avec du gruyère, des dés de jambon, de la crème…

Cet après-midi, nous tentons d’hospitaliser une résidente pour qui nous nous inquiétons. Elle refuse de mettre l’oxygène et de s’alimenter. Elle présente les symptômes du coronavirus et n’a que 74 ans. Le premier hôpital nous répond que la résidente est trop jeune, ils ne prennent les personnes âgées qu’à partir de 75 ans. Le second nous répond qu’ils ne prennent pas en charge les personnes diabétiques. Chaque fois, le médecin et la cadre de santé doivent redoubler d’effort pour parvenir à faire hospitalier un résident. Un parcours du combattant.

Mercredi 8 avril : le retour à la « maison » de Monsieur F

Aujourd’hui est un grand jour. Monsieur F, parti la boule au ventre la semaine dernière à l’hôpital, revient dans l’établissement guéri du coronavirus. Tout le monde se réjouit, enfin une bonne nouvelle ! Lorsque je vais le voir en début d’après-midi, il a les larmes aux yeux : « c’était horrible là-bas. Je suis tellement heureux d’être revenu ici. La nourriture n’est pas bonne, c’est sale, j’ai cru mourir ». Il ne sait plus combien de temps il est resté à l’hôpital. Une éternité pour lui. Il nous raconte avoir partagé la chambre avec un monsieur décédé sous ses yeux.

Monsieur F est attaché à la maison de retraite. Il y a accompagné sa femme, venant la voir chaque jour et à son décès, il est venu s’installer dans sa chambre. Il connaît chaque membre du personnel, il avait l’habitude de retrouver ses amis de Belotte chaque jour dans le hall de l’établissement et d’aller prendre un café en terrasse au coin de la rue avant le confinement. Il est aussi notre président du conseil de la vie sociale (CVS). Un séjour à l’hôpital, comme pour beaucoup de personnes âgées, c’est perdre ses repères, être déboussolé de ce quotidien auquel on se raccroche.

Un moniteur éducateur dont l’Esat est fermé, vient en renfort à l’équipe d’animation depuis aujourd’hui. Sa spécialité : le jardinage ! Dès l’après-midi, il propose à un résident d’aller rafistoler le jardin des résidents laissés en friche pendant l’hiver. Chaque jour, il emmène dans le jardin des résidents individuellement pour les stimuler à sortir, marcher et s’occuper.

Les kinésithérapeutes sont eux aussi de nouveau au complet. En plus de la kinésithérapie respiratoire qui était notre priorité pour les résidents ayant des difficultés liées au Covid, ils remettent en place de la rééducation motrice. Les résidents à force d’isolement marchent moins et le risque de perte d’autonomie est important. Certains d’entre eux accueillent avec émotion et plaisir le retour de leurs séances de kiné, un petit pas vers le retour à la normale.

Jeudi 9 avril : le navire va-t-il tenir ?

Une aide-soignante de la réserve sanitaire arrive demain. L’ARS m’a annoncé la nouvelle avec réserve : « Vous n’allez pas être contente… La réserve sanitaire arrive mais il n’y a qu’une aide-soignante ». Elle vient de Vendée et sera logée gratuitement à Pantin. En 24 heures, on organise son accueil.

Louise, une photographe et ancienne soignante, nous rend visite aujourd’hui. Elle vient garder une trace de notre quotidien en période d’épidémie. Ces premières photos sont d’une justesse saisissante. Elle suit les équipes, leur laisse le temps de les accepter, capture quelques instants et reviendra un peu plus tard, le temps que l’on s’habitue à sa présence.

Aujourd’hui et pour la deuxième fois depuis le début du confinement, les canalisations ont défailli. Plus d’eau chaude dans les étages. La maintenance est venue en urgence pour réparer. Un projet de reconstruction de l’établissement est en cours depuis plus de dix ans. Les infrastructures sont vieillissantes et l’équipe technique bricole au quotidien pour maintenir le paquebot… En pleine épidémie, alors que les entreprises ont du mal à s’approvisionner et sont confrontées au même problème d’absentéisme que nous, il faut espérer que le navire tienne encore un peu.

Vendredi 10 avril : les soignants craquent

En échangeant entre directeurs de Seine-Saint-Denis, nous partageons tous le même constat : les résidents semblent baisser les bras. Certains nous regardent droit dans les yeux et nous disent : « Pourvu que je le chope le coronavirus, je partirai plus vite ! ». Décédé du coronavirus ou d’épuisement ?

Il règne dans les étages une atmosphère tendue. Plusieurs résidents nous ont quittés. En transmission, les soignants craquent. Enfin depuis plusieurs jours, nous essayons de les faire parler sur leur vécu mais elles étaient dans la retenue. La soupape a lâché.

« On met des corps dans des sacs en plastique, tous les jours !

- On sait que c’est difficile

- Oui, mais nous, on le vit concrètement ! On n’a pas l’impression de les accompagner dignement, on court partout. »

Plus de toilettes mortuaires. Les corps sont mis dans des housses mortuaires et le choc psychologique de ce geste est conséquent. La psychologue avait déjà alerté sur ce sujet.

Depuis deux semaines, le médecin coordonnateur a mis en place des protocoles en lien avec l’équipe mobile de soins palliatifs. Les résidents en fin de vie s’endorment avec une sédation. L’accord des familles et lorsqu’on a pu, de la personne elle-même, a été recueilli pour ne pas hospitaliser les résidents. Les accompagner dans l’environnement qu’ils connaissent, avec les soignants qu’ils ont l’habitude de voir. Nous autorisons alors les conjoints et enfants à de courtes visites individuelles de 30 minutes maximum.

Week-end de Pâques : pas de médecin pour le certificat de décès 

Ce week-end, des résidents très affaiblis ces dernières semaines ont été reverticalisés et mis au fauteuil. Une victoire pour tous les soignants. Une lueur au bout du tunnel. Les équipes ont le sourire, les transmissions se déroulent dans une ambiance plus détendue comparée à la fin de semaine. L’arrivée de l’aide-soignante réserviste et d’une aide-soignante mise à disposition de l’ARS redonnent un peu de sourire. La soignante réserviste me confie : « Je suis contente d’être ici pour redonner un peu de joie à mes collègues. Je ne suis pas une héroïne de venir de Vendée à Paris, je suis juste humaine et cela me paraissait indispensable. »

Comme plusieurs fois par semaine, j’ai envoyé un mail d’information aux familles. Celles-ci sont loin de leur proche. Je tiens à être la plus transparente sur la situation que nous vivons et j’attache une attention particulière à ce que les familles trouvent une réponse à l’état de santé de leur proche. Ces dernières nous envoient en retour des mots de soutien aux équipes que nous avons affichés un peu partout dans l’établissement. Une fille de résidente qui habite dans le quartier nous apporte même des gâteaux faits maison, des boîtes de chocolats. Nous recevons aussi par courrier des dessins d’enfant. Des petites attentions qui apportent un peu de joie dans les couloirs de l’établissement.

Ce dimanche soir, une résidente s’est éteinte. Impossible de trouver un médecin pour signer le certificat de décès. Le 15 nous informe qu’ils ne viendront pas sous 24 heures. Le médecin de l’hospitalisation à domicile (HAD) est seul pour tout Paris et l’astreinte gériatrique de nuit ne peut pas nous aider. Une situation courante, épidémie ou pas. N’ayant donc pas le droit de déplacer le corps, elle restera en chambre, volet fermé, fenêtre ouverte sous plus de 20° extérieur. Accompagner nos anciens avec dignité…

À SUIVRE...

À (re)lire : Mon Ehpad au temps du coronavirus (1) : "Se battre sans arme"

Comprendre la vie d'un Ehpad

Comment rendre au mieux compte du quotidien des professionnels que nous avons pour mission d'informer ? Confier un journal de bord à une directrice d'Ehpad nous a semblé essentiel surtout à un moment où le grand public découvre que les établissements pour personnes âgées dépendantes abritent une population très fragile.

Voici un mois, nous ne connaissions pas Eve Guillaume, toute jeune directrice en Ehpad. Nous l'avons « rencontrée » via son compte Twitter. Nous l'avons interrogé longuement pour un article « Comment les Ehpad pallient à tous les manques ». Nous avons souhaité que le fil que nous avions commencé à tisser avec son Ehpad de Seine-Saint-Denis ne se casse pas. Voilà pourquoi nous avons proposé à Eve Guillaume de tenir, au moins jusqu'à la fin du confinement, son journal de bord sur les grands et petits faits de la vie en établissement (que nous publions chaque semaine). Une façon de ne jamais oublier les plus vulnérables des vulnérables...

Qu’Eve et toute son équipe soient ici remerciés de prendre un temps précieux pour nous faire vivre ce combat pour la vie.

EveGUILLAUME
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