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Tribune libre01 avril 2022
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Les points aveugles du "livre vert du travail social"

Dans cette tribune libre *, Manuel Boucher, professeur des universités en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia, et président de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (Acofis), pointe les limites du livre vert sur le travail social.

Annoncé lors de la conférence des métiers de l’accompagnement social et médico-social du 18 février 2022, et publié courant mars, le livre vert, rédigé par le Haut conseil du travail social (HCTS) à la demande du ministre de la Santé et des Solidarités, traite des grandes évolutions sociales, économiques ou environnementales ayant un impact sur les travailleurs sociaux.

Il identifie qui sont les travailleurs sociaux et les structures qui les emploient, quelles sont les évolutions des pratiques d’accompagnement ainsi que leurs fondements éthiques et déontologiques.

Un panorama des formations sociales, de leurs spécificités et de leurs évolutions est également présenté. Enfin, le sujet de l’attractivité des métiers du travail social et de l’intervention sociale est abordé, ainsi que des pistes d’action pour améliorer la visibilité de ce champ.

Vade-mecum du travail social

Ce livre vert constitue un véritable vade-mecum du travail social définissant les mots, concepts, processus et cadres idéologiques attendus de la part des « dirigeants du social », incluant les pouvoirs publics vis-à-vis des travailleurs sociaux et « entrepreneurs sociaux » du futur (« aller vers », « participation des personnes directement concernées », « pratiques réflexives », « pouvoir d’agir », « référent de parcours », « blocs de compétences capitalisables », etc.).

À partir d’un positionnement propre, celui de l’« idéologie de la performance », ce rapport fait un point sur les questionnements et enjeux actuels du travail social mais comporte plusieurs limites, en particulier à propos de la recherche et de la formation.

Le travail social et la recherche n’ont pas les mêmes finalités

En effet, le livre vert affirme qu’« un des enjeux est de faire de la recherche un investissement pour l’avenir du travail social. » Il est certes salutaire de réactiver l’idée que le développement de la recherche dans le champ social doit contribuer à « valoriser l'expertise des travailleurs sociaux au-delà de leurs savoir-faire », et ainsi « permettre de faire avancer la mise en place d’un doctorat en travail social, dans un processus de professionnalisation ambitieux, en référence au processus de Bologne qui inscrit l’organisation des études supérieures dans un schéma bien connu maintenant autour du triptyque licence-master-doctorat (LMD) ».

Pour autant, contrairement à ce qui est proposé dans ce rapport faisant la promotion d’une hypothétique « recherche en travail social », le travail social et la recherche n’ont pas nécessairement les mêmes finalités en terme d’« utilité sociale » puisque la recherche scientifique, même lorsqu’elle est « interventionnelle », a d’abord pour vocation de produire des connaissances tandis que le travail social vise avant tout à combattre et réduire les inégalités.

Approches scientifiques collaboratives à visée transformatrice

Dans l’espace du travail social, s’il est vrai que les recherches interventionnelles articulent une perspective scientifique et politique (développement des capacités réflexives et d’action souvent associées au « pouvoir d’agir »), pouvant effectivement favoriser la coproduction de connaissances grâce à la coopération de chercheurs, d’intervenants sociaux et de personnes directement concernées (lorsque c’est possible), ces approches ne constituent pas pour autant une spécificité du champ social permettant d’affirmer qu’il existerait une « recherche en travail social ».

En effet, les approches scientifiques collaboratives à visée transformatrice, tant du côté des acteurs engagés dans un programme de recherche que du côté des systèmes, font partie intégrante de l’histoire des sciences sociales, notamment dans le cadre des enquêtes réalisées par l’École sociologique de Chicago ou plus récemment en France, par le courant actionnaliste créé par Alain Touraine.

Mise à l'écart des formateurs-chercheurs 

De plus, alors que le rapport enjoint tout au long du manuscrit à transformer les pratiques du travail social en intégrant les personnes directement concernées dans les protocoles d’intervention, de formation et de recherche, il est pour le moins paradoxal que les rédacteurs du livre vert n’aient pas jugé utile d’auditer (à l’exception de quelques personnalités trustant depuis des décennies toutes les places au sein des organismes, groupes de travail, conseils et chaires du travail social placés directement ou indirectement sous la responsabilité du ministère des Solidarités) les principaux intéressés.

À savoir les chercheurs en sciences sociales travaillant « dans », « sur » et « pour » le travail social, dont certains agissent depuis des années dans des sociétés et associations savantes, comme l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (Acofis) qui revendique, notamment, un financement de la recherche, et des postes de chercheurs et formateurs-chercheurs au sein des établissements de formation en travail social, pérenne et reconnu par les pouvoirs publics.

Des centres de formation confrontés à la logique concurrentielle

Surtout, à propos de la qualification des travailleurs sociaux, à aucun moment le livre vert ne remet en question la logique de marchandisation et la dynamique concurrentielle à marche forcée dans laquelle les centres de formation sont entrés depuis la régionalisation des formations en travail social, actée en 2004.

Faisant le constat que « la part du cursus du diplômant financé par subvention des conseils régionaux pour la formation initiale est passée de 90 % à 60 % en moyenne des budgets des établissements de formation au travail social, 40 % étant dépendants des financements de la formation tout au long de la vie, et pour l’essentiel dépendant d’appels d’offres » (p. 73), ce rapport se borne à souligner que les établissements de formation ont dû développer une réelle dextérité pour diversifier les sources de financement et entrer dans les fourches caudines des appels d’offres, des labels et certifications qualité, des logiques d’évaluation quantitative…

Relations asymétriques entre écoles et universités

Par ailleurs, plébiscitant, à juste titre, un rapprochement entre les écoles en travail social et les universités, le livre vert ne dit cependant rien des relations asymétriques structurelles entre ces deux mondes au risque de renforcer la dynamique de sujétion, voire de disparition des premières au profit des secondes.

En effet, alors que le rapport stipule explicitement la nécessité pour les centres de formation en travail social, historiquement liés à la pédagogie de l’alternance intégrative, « de construire des collaborations avec l’université, utiles aussi bien à la qualité de la formation des travailleurs sociaux qu’à la prise en compte des réalités professionnelles » (p. 65), supposant aussi de développer les passerelles entre parcours de formations sociales et universitaires, aucune proposition de revalorisation, ni de feuille de route à destination des établissements de formation en travail social, devant leur permettre de construire de réelles coopérations équilibrées avec les universités, n’est proposée.

Reconnaître le travail social comme discipline académique

Au contraire, à partir d’un focus international soulignant que la France est le seul pays ayant maintenu un modèle de formation en travail social dans des centres de formation professionnelle, très majoritairement structurés en dehors de l’environnement universitaire, le livre vert rejoint le manifeste « pour une discipline sciences humaines et sociales et travail social » afin d’« achever l’application du système LMD par la mise en place du D, condition essentielle pour que les liens entre formation et recherche puissent être mieux reconnus » (p. 65), mais sans y intégrer ses principales propositions, que j’ai rédigées pour une large part, stipulant l’indispensable intégration des écoles dans la constitution et l’animation d’une discipline académique (et non pas scientifique) spécifique au travail social.

Rendre obligatoire le financement de la mission de recherche

Cette intégration nécessite alors la mise en œuvre de plusieurs dispositions, notamment :

  • le maintien de diplômes d’État du travail social inscrits dans le système LMD ;
  • un renforcement de la qualification des formateurs en travail social, dont une partie d’entre eux (en particulier ceux participant aux formations de niveau licence et master) doit s’inscrire dans un processus de formation doctorale en sciences humaines et sociales ;
  • l’institutionnalisation d’un statut de formateur-chercheur dans les établissements de formation, reconnu par l’État et les conventions collectives ;
  • la constitution ou la consolidation d’espaces de travail collaboratifs d’un point de vue pédagogique et de recherche entre enseignants-chercheurs universitaires et formateurs des établissements de formation du travail social (EFTS) ;
  • la légitimation des EFTS comme producteurs de savoirs scientifiques et praxéologiques, grâce à l’octroi de moyens dédiés à la recherche afin que ces établissements de formation contribuent à l’amélioration de la formation des étudiants en travail social par l’apprentissage de la recherche par la recherche, dans une relation partenariale et de réciprocité avec les universités.

Dans cette optique, il est alors fondamental que le financement de la « mission de recherche » assumée par des enseignants et formateurs-chercheurs qualifiés, dans les IRTS ou les EFTS de taille équivalente, devienne une obligation réglementaire.

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Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.

ManuelBoucher
Professeur des universités en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia et Président de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (Acofis)
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