Elles prennent soin des autres mais restent invisibles. Dans un secteur vital en crise, pourquoi refuse-t-on aux aides à domicile toute reconnaissance, toute mobilité, toute ascension, s'interroge dans cette tribune libre* Dominique Villa, directeur général de l'association d'aide à domicile Aid'Aisne.
Dans un secteur en tension où chaque main tendue compte, pourquoi la main-d'œuvre étrangère fait-elle débat alors qu'elle pourrait être une richesse humaine bienvenue ?
Mais au-delà de cette question, c'est une autre forme de migration qui mérite notre attention : celle, interdite, des professionnelles du prendre soin. Migrer, ce n’est pas uniquement changer de territoire, c’est aussi changer de trajectoire.
Les gardiens invisibles de notre humanité
Chaque jour, 350 000 aides à domicile franchissent le seuil des foyers des personnes les plus fragiles de notre société. Elles accompagnent aux gestes quotidiens que les personnes ne peuvent plus faire seules.
Ces gestes, apparemment simples, sont en réalité les piliers de notre pacte social : permettre à chacun de vieillir dignement chez soi, dans son environnement familier.
Sans elles, les urgences hospitalières exploseraient, les Ehpad déborderaient, les familles s'épuiseraient. Elles sont les gardiennes d’un pacte citoyen qui dit que « nul ne sera abandonné ».
Pourtant, ces métiers essentiels continuent à rester dans l'ombre, mal rémunérés, exercés majoritairement par des femmes issues des classes populaires.
Une assignation à résidence sociale
Quand la société – par des financements minorés chaque année, par le peu de reconnaissance de ces métiers pourtant vitaux, par les représentations sociales négatives qui les réduisent à de simples « petites mains » – maintient l'aide à domicile dans sa condition précaire, elle reproduit les mêmes mécanismes d'exclusion que ceux appliqués aux frontières.
Refouler, ce n'est pas seulement interdire de venir, c'est aussi interdire de devenir. Cette formule résume parfaitement la situation des milliers de professionnelles assignées à résidence dans leur condition : peu d'évolution professionnelle, peu de mobilité, peu d'ascension sociale et bien peu de visibilité.
Cette assignation est maintenue, d’année en année, par les politiques nationales et locales qui, non seulement, brident les moyens permettant la reconnaissance mais la dénient en soutenant que celle-ci existerait en termes uniquement d’accès à ces emplois.
Ce mépris social est sournois et corrosif pour tous les secteurs du social et du médico-social quand l’utilité sociale promue par les discours se confronte aux déclassements réels des professionnelles.
L'invisibilité comme barrière systémique
Les professionnelles du prendre soin maîtrisent pourtant des savoirs complexes : identifier les premiers signes de dépression chez une personne isolée, adapter leurs gestes aux pathologies neurologiques, gérer l'agressivité liée aux troubles cognitifs, se coordonner avec les familles et les soignants et d’autres encore. Leur expertise relationnelle et technique est donc considérable.
Mais, le plus souvent, elles se voient privés d'accès à la parole dans les instances de décision, éloignées des formations qualifiantes, maintenues dans des contrats précaires. Elles demeurent dans l'ombre d'un système qui les utilise sans les valoriser, sans leur confier de responsabilité, sans leur permettre d’imaginer une quelconque valorisation de leurs expertises.
Cette invisibilité n'est pas un accident : elle est le produit d'une société qui préfère ne pas voir le coût réel du grand âge et de la dépendance.
Sortir par le haut : reconnaître l'expertise du lien et du prendre soin
Pour transformer ces métiers, il faut d'abord reconnaître leur véritable nature. L'aide à domicile n'est pas seulement une exécutante : elle est une professionnelle du lien social, une experte de l'accompagnement humain, une spécialiste de l'adaptation aux fragilités individuelles.
Que fait-on, concrètement, pour permettre à celles qui prennent soin des autres… de prendre soin aussi de leur propre trajectoire ? Si cela doit passer par une évidente revalorisation salariale, cela ne sera pas suffisant.
Mon appel correspond à des pratiques en mode Rêve-évolution, le modèle de management de Aid’Aisne. Il devient urgent de pouvoir répondre aux besoins de migration sociale et professionnelle afin que les réponses à ces besoins s’inscrivent dans un droit qui fait lien à une nécessite démographique.
L’inclusion des intervenantes à domicile dans les équipes pluridisciplinaires ne doit pas être uniquement l’objectif des services autonomie à domicile. Le développement des expertises en psychologie du vieillissement, en fin de vie, en techniques de stimulation cognitive, en gestion du stress et de l’épuisement, aux différentes pathologies du handicap (…) est une réponse à la création de véritables parcours professionnels.
Créons, dans chaque structure, des rites de passage symbolique pour casser l’assignation. Créons ensemble une Université populaire du prendre soin et de la migration sociale ou un observatoire du même nom. Créons une langue nouvelle des migrations sociales empêchées pour inventer une zone réservée aux métiers invisibles.
Un enjeu de société majeur
Au-delà des enjeux individuels, c'est toute la société qui gagne quand elle permet à ses professionnelles du soin et du prendre soin de s'épanouir et d'évoluer. Dans un contexte où 2 millions de personnes âgées seront dépendantes en 2030 (contre 1,3 million aujourd'hui), où 200 000 postes d'aides à domicile restent non pourvus, cette « migration sociale » vers une reconnaissance sublimée devient un impératif démocratique.
Nous avons le choix : continuer à maintenir ces métiers dans la précarité et voir notre système de solidarité s'effondrer, ou reconnaître enfin ces professionnelles comme les piliers de notre modèle social qu'elles sont réellement.
Car derrière chaque aide à domicile, il y a une famille qui peut continuer à travailler sereinement, une personne âgée qui garde sa dignité, un système de santé qui ne s'effondre pas sous la pression. Il y a, en somme, une société qui tient ses promesses les plus fondamentales.
Le moment est venu de leur ouvrir enfin les frontières de l'évolution professionnelle et sociale. Leur migration vers la lumière est aussi la nôtre.
À lire également :
- Aide à domicile : rhétorique autour de la nécessaire qualité de vie au travail [tribune libre]
- Prévention des risques dans l'aide à domicile : l'association Aid'Aisne met le paquet
- État d'esprit des acteurs du domicile : entre espoir déçu et sentiment d'être oublié
- Aide à domicile : nouveau refus d'agrément de l’accord de revalorisation salariale
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.