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Article05 mars 2021
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Ehpad : la révolte des familles contre les privations de liberté

Un an après le début des mesures de protection des résidents des Ehpad face à la pandémie de Covid, le ras-le-bol monte chez les proches de ceux d'entre eux qui sont confrontés au maintien de ces privations de liberté. A la manoeuvre, le Cercle des proches aidants en Ehpad. Enquête.

« Dans ce huis clos, l'enfer, ce n'est pas les autres, c'est l'absence des siens ». Dans une tribune publiée dans Le Figaro du 25 février, le Cercle des proches aidants en Ehpad (CPAE) inverse la référence à Jean-Paul Sartre pour épingler les pratiques de certains de ces établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, qui continuent à restreindre les contacts entre leurs résidents, y compris vaccinés, et les familles (1).

« Il nous reste peu d'années »

Pour certains, en fin de vie, la privation de liberté – totale pendant le premier confinement, partielle depuis – accélère la survenue de la mort. Philippe Wender, le président de l'association de résidents Citoyennage, plaidant pour une ouverture totale des Ehpad, ne disait rien d'autre, récemment dans nos colonnes : « Pour nous, les années comptent quadruple. Il nous en reste peu ».

Mobilisation sur les réseaux sociaux

Comme il leur reste peu d'années (voire de mois) à vivre, les proches de résidents privés de leurs libertés essentielles ont décidé de se faire entendre : interventions sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…), rédaction d'un « Livre blanc et noir », interpellations des élus et des pouvoirs publics, et notamment des ministres Olivier Véran et Brigitte Bourguignon…

Sur le terrain, plusieurs autres initiatives ont aussi émergé ces derniers mois, comme le Collectif Ehpad Familles 42 (Loire).

Visiteur d'Ehpad

L'une des chevilles ouvrières de cette mobilisation inédite n'est, paradoxalement, pas directement concernée par les privations de liberté. À 87 ans, le père d'Olivier Rigaud, militant associatif et ancien adjoint (LR) du 15e arrondissement de Paris, vit en effet toujours chez lui.

Mais, depuis des années, il a pris l'habitude de rendre visite à des résidents d'Ehpad. « Mes parents, raconte Olivier Rigaud, faisaient partie de la Société de Saint-Vincent de Paul qui soutient les plus pauvres et les personnes âgées isolées. Ces derniers temps, après le décès de ma mère, mon père se rendait chaque semaine dans un Ehpad du 15e, où il "visitait" une quinzaine de personnes. »

« Apporter du bien-être aux autres »

Aujourd'hui, il ne peut plus rendre visite qu'à un résident par semaine, et sans pouvoir se rendre dans sa chambre. « En tant qu'ancien ingénieur militaire, mon père comprend très bien la nécessité de respecter les gestes barrière, mais il regrette ces visites de moins d'une heure, à distance, où il n'est pas possible de toucher l'autre. » Et Olivier Rigaud d'ajouter : « Vous comprenez, le sens de la vie de mon père, c'est d'apporter du bien-être aux autres. »

Mollesse des pouvoirs publics

Roué aux mobilisations associatives, l'ancien élu entend donc mettre la pression sur l'exécutif pour « imposer aux établissements des mesures d'assouplissement ».

Il ne cache pas ses inquiétudes quant aux dégâts humains causés dans les Ehpad où les résidents sont coupés de contacts réels avec l'extérieur. Et ne comprend pas la mollesse des pouvoirs publics. « Il faut passer des préconisations aux directives claires », affirme-t-il.

Action en justice

Le 3 mars 2021, le jour même où le Conseil d'État rendait une décision très attendue levant l'interdiction des sorties de résidents hors des Ehpad, une procédure originale avait lieu devant le tribunal judiciaire de Paris.

Dans le cadre d'un référé (procédure d'urgence), 60 particuliers (proches d'une personne âgée ou handicapée en institution, personnels d'Ehpad ou médecin coordonnateur) ont constitué une action collective afin de fournir les preuves d'une mauvaise gestion de la crise sanitaire. L'action vise à obtenir la fourniture de documents officiels sur trois grandes questions : la gestion des masques, l'existence d'éventuels critères discriminatoires dans le tri des malades et l'utilisation d'un médicament, le clonazépam, commercialisé notamment sous la marque Rivotril, avec des suspicions d'euthanasie.

Soupçons sur le Rivotril

Partie prenante de cette démarche, Sabrina Deliry est une militante de la première heure du Cercle des proches aidants en Ehpad (CPAE). « Si, le 9 juin prochain, le tribunal donne suite à notre demande d'information de pièces, nous engagerons les uns et les autres d'autres actions devant les tribunaux, au pénal ou au civil », explique-t-elle.

La question de l'utilisation du Rivotril est particulièrement sensible : l'avocat du Cercle, Christophe Léguevaques, disposerait en effet de témoignages d'aides-soignants qui, faute de personnel (médecin coordonnateur ou infirmier), auraient administré ce produit, en contradiction avec le « décret Rivotril ». Affaire à suivre.

Qu'en pense la Fnapaef ?

Moins médiatisée que le CPAE, la Fédération nationale des associations de personnes âgées en établissements et de leurs familles (Fnapaef) milite également pour une évolution de la situation. Claudette Brialix, sa présidente, estime qu'on « peut ouvrir davantage les visites ».

Comme le Cercle des proches, la Fnapaef affirme que « le gouvernement se défile » et qu'« il faut une instruction générale ». Pour autant, pas question de généraliser : « Dans un grand nombre d'établissements, cela se passe bien. » Mais la fédération entend élargir le débat : « Si on n'augmente pas les moyens dans les Ehpad, la crise se reproduira. » Concernant le recours à la justice, la Fnapaef ne cache pas ses réticences : « Seulement quand on ne peut pas faire autrement. »

Direction la Moselle

Évidemment, sur le terrain, les situations de dialogue et de bonne entente sont légion. Évidemment, les personnels sont mobilisés depuis un an pour rendre la vie plus vivable.

Il n'empêche qu'ici ou là, subsistent de vraies situations de blocage, certes impossibles à quantifier, où les relations entre les familles et les résidents sont réduites à la portion congrue. C'est le cas dans le petit Ehpad de Vigy, en Moselle, géré par l'Amapa (2), où vit depuis 2012 la mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer, d'Isabelle Granthurin (pour une facture mensuelle de 2 300 euros). Or cette dernière raconte la transformation de ce lieu qui se voulait à la pointe du progrès.

Plus de médecin coordonnateur

« Quand j'ai placé ma mère ici, c'était un peu "le Club Med". Et puis, les choses se sont dégradées petit à petit, sur tous les plans. Il n'y a plus de médecin coordonnateur depuis trois ans, alors que c'est obligatoire. Il y a un manque de personnel. Souvent, il n'y a qu'une aide-soignante pour les 30 résidents. Et la gouvernante, qui assurait de l'animation, poursuit l'Ehpad devant les prud'hommes. »

Imbroglio autour d'un fauteuil

En 2018, un événement tragicomique a opposé Isabelle Granthurin à la directrice de l'établissement. La presse locale s'en est fait l'écho (Le Républicain lorrain du 13 novembre 2018). Elle avait acheté un fauteuil adapté à sa mère, qui avait été livré par le pharmacien. Or, selon le règlement intérieur, avait argué la directrice, il revenait à la direction de commander le matériel voulu par les familles. Sur la base de ce désaccord, le fauteuil aurait été retenu par la directrice pendant « plus de 600 jours », selon Isabelle Granthurin, et sa « libération » avait fait l'objet d'une pétition signée par quelque 1 200 personnes…

Pas d'informations pendant deux mois

Le premier confinement n'a rien arrangé. Isabelle Grandthurin déplore ainsi qu'aucun mail d'information sur la situation des résidents n'a été envoyé aux familles pendant les deux mois de fermeture. Des visios ont bien été organisées avec sa maman. Mais « l'infirmière qui utilisait son téléphone personnel pour assurer les visios a démissionné car la direction refusait de lui fournir un téléphone à cet effet ». Et quand Isabelle Grandthurin peut enfin rendre visite à sa mère, le 12 mai 2020, la rencontre a lieu à l'extérieur de l'Ehpad, avec « un gros tissu qui nous séparait ».

Derrière un plexiglas

Très émue, elle raconte que l'état de santé de sa maman se dégrade, qu'elle a perdu l'usage de la parole, qu'elle n'est plus stimulée (une aide-soignante partie en congé maternité n'aurait pas été remplacée). Elle raconte aussi sa visite, un jour de février 2021, derrière un plexiglas : « Sur les 30 minutes de la visite, maman en a dormi 25. Vous savez, on s'occupe mieux des bêtes que de nos vieux. »

« Le droit de vivre libres »

Dans un mail adressé à l'agence régionale de santé (ARS) Grand-Est le 14 février dernier, et resté sans réponse, elle dénonce ainsi les pratiques de l'Ehpad de Vigy et se rapporte aux travaux de Fabrice Gzil sur l'éthique. Avant de conclure : « Nos parents, même lorsqu'ils résident en Ehpad, ont le droit de vivre libres. »

La direction de l'Ehpad de Vigy n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.

(1) Le texte « Libérons les Ehpad d'un principe de précaution poussé à l'extrême » est soutenu par des professionnels du vieillissement (Laurent Garcia, Emmanuel Hirsch, Yves Gineste, etc.) et des milieux intellectuels ou artistiques (Elie Semoun, Laure Adler, Cynthia Fleury, Henri Leclerc, Alexandre Jardin, François Berléand, etc.).

(2) Ce groupe associatif regroupe environ 150 établissements (majoritairement des Saad) et emploie 7 000 salariés dans 38 départements. Il a été racheté en 2012 par Doctegestion, dirigé par Bernard Bensaïd. Initialement centrée sur l'immobilier, cette société a diversifié ses activités vers les cliniques, les Ehpad et autres services d'aide à domicile. Les méthodes de reprise de certaines structures ont été parfois mises en cause.

NoëlBOUTTIER
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