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Tribune libre06 septembre 2021
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Un remplacement qui se passe mal

Les chroniques reviennent sur Le Media social. Première des quatre contributrices, Dafna Mouchenik, directrice d'un service parisien d'aide et d'accompagnement à domicile, nous raconte une histoire très singulière de prise en charge où se mêlent le professionnel et l'intime.

L’histoire que je veux vous raconter commence par les vacances de l’auxiliaire de vie de Madame « confuse et désorientée ». Madeleine la remplace pour 15 jours et sa première journée s’avère bien compliquée. Elle avait l’air pourtant sûre d’elle lorsqu’elle a rencontré la vieille dame avant le départ de sa collègue. Le fils était présent aux côtés de l’aide à domicile habituelle.

« Je connais mon métier » 

À toutes leurs recommandations, la remplaçante répondait : « Ne vous inquiétez pas, je connais mon métier ». Une chance que de pouvoir ainsi disposer de tant d’informations avant d’intervenir auprès d’une vieille dame qui ne saura répondre à aucune question le jour où elles ne seront que toutes les deux. « Elle a les souvenirs qui toussent et la mémoire qui bégaie. Le temps a filé en douce sans lui en parler. Elle a beau faire au mieux, elle a beau sans cesse essayer, ce qu’elle a vu de ses yeux s'est délavé » (Vianney, Allez reste). Mais non Madeleine connaît son boulot, elle est diplômée, ça ne pourra que bien se passer.

Pas levée, pas lavée

La petite fille passe ce jour-là, ce n’était pas prévu, mais elle tombe bien. Sa mamy – avec un Y (1) – n’est pas levée, n’est pas lavée, pas habillée non plus. L’aide à domicile a bien essayé, mais n’y est pas arrivée. Avec douceur, elle réveille sa grand-mère, lui promet qu’elle pourra se reposer une fois qu’elle sera propre et en beauté. À en croire la chanson de Brel (Les Vieux) après « du lit au fauteuil », ça sera du « lit au lit ». Alors même si la vieille dame a 98 ans, pas question de laisser arriver cette dernière étape plus tôt qu’elle ne devrait.

Connaître les personnes

Madeleine ne se la raconte plus du tout à présent. Elle avait oublié que pour bien faire ce métier, il convient de connaître le mieux possible les habitudes des personnes qu’elle accompagne. C’est souvent pour ça que les remplacements se passent mal. Comment déjà connaître quelqu’un que l’on aide pour la première fois ? Humblement, elle suit et complète les gestes de la petite fille. Ensemble, elles changent, nettoient et habillent la vieille dame.

Vigilance du fils

Passage en cuisine, « Allez Maminette mange un peu », avant de retrouver le confort du fauteuil du salon. Petite femme ratatinée au visage de bougie fondue, elle s’enfonce depuis quelque temps dans une autre dimension.

Aimée et entourée, son maintien à domicile repose essentiellement sur la présence et la vigilance de son fils et sa belle-fille dont le jardin est mitoyen au sien. Sans pourtant être fils unique, cette proximité est une chance pour la vieille dame, mais fait peser une charge considérable sur ceux qui sont tout près.

Souvenirs

Cette petite fille de 45 ans regarde le salon minuscule qu’elle trouvait si grand lorsqu’elle était enfant : elle y dormait souvent le samedi avec d’autres de ses cousins. Plateau télé et top 50 au programme d’une fantastique soirée qui se répétait chaque semaine : « Un SMS vient d'arriver… Mamie est bien fatiguée mais j'suis plus un enfant. L'horloge tourne mais son cœur se suicide et moi je rêve, je rêve du bon vieux temps » (Mickael Miro - L'horloge tourne).

Parler aux poissons d'argent

98 ans est un bel âge pour « abdiquer, se laisser glisser, s’en aller dormir dans le paradis blanc où les nuits sont si longues qu'on en oublie le temps » (Michel Berger - Le Paradis Blanc) (le tout sans cocaïne). La voilà qu’elle retrouve les baleines, qu’elle parle aux poissons d'argent. Comment vous dire qu’elle oscille entre deux mondes, d’autres réalités.

« Une femme de ménage » 

Lorsque son fils négociait le passage d’un service comme le mien il y a de ça maintenant plusieurs années, elle s’en offusquait et résistait. Il ne s’agirait pas de croire que c’est une mamie gâteau. C’est qu’elle a du caractère, pas le style à faciliter la vie de ceux qui l’aiment. Il y a 7 ans, elle cédait tout de même. Pour garder la face, elle disait à tous : « Mon fils m’a pris une femme de ménage ».

Tempête de confusion

C’est mieux, c’est plus classe que de reconnaître que le temps qui passe nous diminue. Deux passages par semaine, puis trois, puis cinq, puis tous les jours, plusieurs fois par jour. Celle dont elle ne voulait pas n’est pas plus femme de ménage que vous et moi. Auxiliaire de vie, c’est elle par chance qui intervient dès le premier jour. « On égare les valises qui gardent nos moments et se vident de nos remises à pas de géant »Allez reste »).

Dans cette tempête de confusion, elle est l’arrimage solide entre les univers de la vieille femme égarée et le nôtre. Delphine touche et caresse une dame qui ne voit plus depuis longtemps, parle fort au creux d’oreilles qui entendent mal. Nul doute qu’il faut s’aimer beaucoup pour créer un lien si fort.

Rendre un peu du temps donné

 « Où vas-tu, turlututu ?… elle descend de la montagne à cheval… Tiens-moi la main, mais laisse-moi dormir. » À présent, Madame « qui parle aux poissons d’argent » comble ses phrases des mots qui lui manquent par des comptines : « Une souris verte… Ne me lâche pas la main, Dafna ».

Cette vieille dame n’est pas l’une des bénéficiaires de mon service. Ce n’est pas mon équipe qui organise le passage de Delphine et de ses collègues. Je ne travaille pas pour elle. Non, moi je suis la petite fille de passage ce jour-là. Soutenant (de temps en temps) et adorant une grand-mère vieillissante à qui je rends un peu du temps et de l’amour qu’elle m’a donnés.

Stress du changement

Le fils si dévoué est mon père ; aussi je connais dans ma chair le stress du changement pour les familles que j’accompagne dans ma vie professionnelle, la fatigue que les couacs et les loupés occasionnent pour mes parents et à travers eux tant d’autres aidants.

Le vieillissement de la population est tel que les professionnels du domicile aussi ont des proches accompagnés par d’autres services, rien n’est cloisonné. C’est une réalité, que chacune et chacun d’entre nous, peut vivre à un moment donné dans sa propre famille. « Toi le rire de mon enfance, Toi l'odeur de mon école, Toi mon amour perdu d'avance, J'ai peur que tu t'envoles » (Allez reste)…

(1) Ce n’est pas une faute, elle signait tous ses petits mots avec un « Mamy » à ses petits enfants.

Carnet de bord, deuxième saison !

L'automne dernier, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Eve Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivé. Elles ont accepté - qu'elles en soient remerciées - de poursuivre l'aventure. Évidemment, au cours de cette année, de nouvelles têtes pourraient apparaître. En attendant, belle rentrée à nos quatre chroniqueuses...

DafnaMOUCHENIK
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