Depuis plusieurs années, les travailleurs sociaux exercent en "mode dégradé". Mais depuis le Covid, la situation se détériore plus vite. Entre injonctions contradictoires, arbitrages impossibles et désorganisation des équipes, certains songent à quitter le métier. D'autres tiennent grâce au collectif, aux dynamiques inter-structures, à des cadres qui les protègent ou en recourant au droit.
Travailler en mode dégradé, les travailleurs sociaux en ont l’habitude. Mais depuis le Covid, la tendance s’accélère : explosion des besoins des ménages, baisse de financements des structures, inflation qui grignote les budgets des uns et des autres… « Tous les chantiers de fond, les concertations sur le logement d’abord, les réunions de perspectives sont en suspens. On ne fait que gérer l’urgence », résume Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui observe une stigmatisation croissante des personnes en situation de pauvreté.
Tout comme Benjamin Vitel, secrétaire national CFDT Santé Sociaux : « Les professionnels et associations qui les accompagnent sont dénigrés comme jamais. On l’a bien vu lors de la bataille pour la prime Ségur. On nous répète qu’il n’y aura pas d’argent pour le social ».
L'impossible priorisation
Sophie, assistante de service social (ASS) polyvalente dans le Nord depuis 25 ans, constate la dégradation : « On ne répond plus aux besoins des familles. Certains attendent un accompagnement éducatif pendant un an. On refuse une aide financière à une famille sans ressources. Les gens viennent moins, car ils voient qu’on ne peut plus rien pour eux ». Un cercle vicieux, confirme Camille (*), ASS en protection de l’enfance dans l’Ouest : « Moins aidées, les personnes vont plus mal. On voit plus d’addictions, de prostitution, de propos suicidaires. Les accompagner devient plus difficile ».
Faute de temps, de moyens ou sur consigne, les professionnels doivent désormais prioriser parmi les publics vulnérables. « Dans notre association financée à 100 % par le département, il y a de moins en moins de budget pour les jeunes après 17 ans », déplore Camille. Les appartements éducatifs vont fermer, remplacés par des places d’internat pour les 8-12 ans. « Pourtant, les 17-21 ans isolés sont très vulnérables : sans solution, ils risquent la rue ou la prostitution », poursuit-elle.
Banalisation et résignation

Sur le terrain, la priorisation crée des dilemmes intenables. « Est-ce qu’une femme victime de violences mérite plus d’être mise à l’abri qu’une mère et son bébé qui sortent de la maternité sans logement ? », interroge Rebecca (*), travailleuse sociale en Bretagne.
Il y a un an, une directive de l’État a demandé aux services du 115 de réduire les nuitées hôtelières d’urgence, y compris pour les femmes victimes de violences, qu'elle accompagne. Pendant plusieurs semaines, elle n’a pu n'en mettre aucune à l'abri. « Ne pas répondre à leur besoin à ce moment-là les met vraiment en danger et rompt toute possibilité de travail avec certaines », s’indigne-t-elle.
« On se retrouve à défendre les nuitées en hôtel alors qu’on en dénonçait les conditions. Mais c’est toujours mieux qu’un féminicide », soupire son collègue Raphaël. Sophie, elle aussi, voit son seuil d’acceptation monter : « On banalise les familles avec enfants à la rue. On sait qu’un placement va être maltraitant, avec un enfant baladé de foyer en foyer. » Elle observe certains collègues se résigner ou se refermer, pour moins subir l’impuissance. « Sur le terrain, on voit en effet des professionnels en colère ou abattus, qui disent qu'ils donnent de faux espoirs au public », abonde Nathalie Latour.
Conflits de valeurs
« C’est sûr que ça abîme la relation avec les jeunes », constate Camille. « On leur demande de nous confier leurs difficultés, on sollicite parfois un placement et le département refuse. Ils se sentent trahis et nous renvoient qu’ils n’ont besoin de personne. » Elle évite désormais, à contrecœur, de promettre une solution. « Les accueils provisoires jeunes majeurs (APJM) sont de plus en plus refusés, faute de budget. Je ne peux ni sécuriser les jeunes, ni construire l’avenir avec eux. On reste dans un présent flou, incertain. » Une situation qui heurte son éthique : « Si le département ne prolonge pas l’hébergement d’une jeune de 18 ans que j’accompagne, elle ira à la rue. Hors de question que ce soit moi qui exécute cette décision. Je dirai au département de venir le faire lui-même. »
Sophie ressent ce même conflit de valeurs. « On fait la chasse aux pauvres avec le RSA. Quand ils sont en détresse, c’est très dur pour eux… et pour nous. » Elle aime toujours son cœur de métier : l’accompagnement. « Mais là, je dois sans cesse batailler contre l’institution. Ça m’use. » Elle n’arrive plus à déconnecter. « Je me dis que je devrais changer de métier. Ça m’abîme trop. » Le coup de grâce ? « Quand Christian Poiret [le président du conseil départemental du Nord, N.D.L.R.], a méprisé publiquement notre profession… On a pris une belle claque, c’est raide. »
Démissions et burn-out
