Alors que la crise écologique bouleverse nos façons de vivre, le travail social reste encore trop à l’écart de ces enjeux, regrette le sociologue Daniel Verba, qui plaide, dans cette tribune libre*, pour une écologisation des pratiques sociales au service des plus vulnérables.
Tout le monde se souvient de la fameuse phrase de Jacques Chirac prononcée lors du sommet de la terre en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Outre que cette formule n’est pas de notre ancien président mais de Jean-Paul Deléage, auteur d’une remarquable Histoire de l’écologie, elle mérite d’être aujourd’hui revue et corrigée à la lumière des apports les plus récents des sciences de la nature et des sciences sociales.
En effet, ce n’est pas tant notre maison qui brûle, que notre humanité et l’ensemble du vivant qui sont en train de se consumer sous l’impact brutal des prédations que nous lui faisons subir depuis l’anthropocène.
Parce que nous ne sommes pas propriétaires de ce monde que nous occupons comme des colons ou des militaires, il convient, pour entretenir de nouvelles relations avec celui-ci, de nous arracher à une conception purement résidentielle de la planète pour aller vers un régime de reconnaissance de tous les êtres qui partagent le même univers d’appartenance, mais sous de multiples régimes d’existence, et en ramenant la condition d’homme à un registre parmi d’autres.
Rôle du travail social
Pour participer à cet ambitieux projet, quel peut être le rôle du travail social ? Si la littérature consacrée à l’écologie est abondante, peu d’auteurs se sont encore penchés sur les relations qu’entretiennent le travail social et la crise environnementale et encore moins sur ce que le travail social pourrait apporter à la lutte contre la dégradation tragique de notre être au monde.
Travail social et écologie restent deux réalités juxtaposées qui sont traitées séparément, alors même que ce sont les personnes les plus vulnérables, celles justement dont s’occupent les travailleurs sociaux, qui sont les plus affectées par cette dégradation à laquelle elles ont paradoxalement beaucoup moins contribué que les populations les mieux dotées.
Le travail social vert
L’écologisation du travail social peut prendre deux formes : d’une part, les professionnelles peuvent transmettre aux personnes qu’elles accompagnent les pratiques les plus adaptées à un équilibre entre consommation et sobriété consentie.
D’autre part, elles peuvent, au sein des organisations sociales et médico-sociales promouvoir des modes d’action volontaristes visant à réduire les consommations nuisibles à l’environnement et à dépenser l’argent économisé pour l’investir dans des équipements et des pratiques favorables à la déconsommation.
Le travail social vert qui propose de « prendre soin de l’environnement, en établissant un lien avec la façon dont nous consommons et produisons les biens et les services dont nous avons besoin dans la vie quotidienne » [1], s’appuie en effet sur les compétences de base des travailleurs sociaux : prise en charge des vulnérabilités plurielles, connaissance des territoires, fréquentation des communautés locales, capacités d’interagir avec les partenaires…
Typologie de situations
Dans un des seuls ouvrages francophones consacrés à l’écologisation du travail social, Dominique Grandgeorge (2022), propose une typologie de situations qui, d’une écologie des petits pas telle qu’on peut en effet la repérer dans de nombreuses organisations, à l’écologie décloisonnée par le haut, beaucoup plus rare, décline toutes les formules d’implication et d’intervention que l’on peut identifier empiriquement au gré de l’enquête.
Cette typologie n’a rien de très original, mais elle permet de mesurer le degré d’engagement écologique à la fois des acteurs et des organisations et le chemin à parcourir pour atteindre une écologisation systémique où la préoccupation environnementale irriguerait les interventions sociales et les institutions qui les portent.
Les exemples retenus par Grandgeorge montrent que loin de vouloir revenir au Moyen-Âge, certaines institutions, grâce à une politique volontariste de gestion des déchets, des sources d’énergie, de l’eau, d’alternative aux mobilités polluantes… mettent en œuvre non seulement des projets écologiquement vertueux, mais réalisent des économies non négligeables qui peuvent être reversées dans des investissements d’équipement moins dispendieux, ou être reportés sur d’autres chapitres de dépense comme celles de l’accompagnement des personnes vulnérables.
De plus, en associant celles-ci à ces initiatives, on transmet des pratiques qu’elles peuvent à leur tour adopter dans leur vie quotidienne pour mailler l’ensemble de l’espace social.
Crise d'attractivité des métiers
La Mission Recherche (MiRe) de la Drees, en partenariat avec la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), pour la préfiguration de l’Institut national du travail social (INTS) et la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), légitimement préoccupée par la crise d’attractivité des métiers de l’accompagnement socio-éducatif, vient de lancer un ambitieux programme de recherche pour mieux saisir les mutations et les nouvelles frontières du travail social.
Les équipes qui vont être retenues, dans le cadre de l’appel à propositions, seraient bien inspirées d’explorer les incidences significatives de la crise écologique sur les pratiques de travail social et les nécessaires réformes que supposent à la fois les formations et les pratiques. Quitte à faire le pari que la prise en compte volontariste de la question écologique pourra peut-être faire revenir les fractions de la jeunesse engagées qui s’en sont détournées, déçues par le manque d’audace du secteur socio-éducatif.
[1] Ce concept de « green social work » a été forgé par Lena Dominelli, professeure à l’université de Stirling en Écosse.
Daniel Verba est sociologue, enseignant-chercheur émérite (IRIS/CNRS-EHESS-INSERM-USPN). Ces travaux portent sur les professions sociales et sur les faits religieux et la laïcité dans l’intervention sociale. Son dernier article, « Le souci du monde » a été publié en 2024 dans l’ouvrage collectif Prendre soin de l’humain dans les organisations aux éditions du Sociographe.
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.