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Tribune libre07 décembre 2023
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Neutralité convictionnelle des intervenants sociaux : un enjeu éthique majeur

À l'occasion de la journée nationale de la laïcité du 9 décembre, Guylain Chevrier, docteur en histoire et formateur, aborde dans cette tribune libre* la neutralité convictionnelle des travailleurs sociaux. Sujet qui, selon lui, prend une dimension de plus en plus questionnante à travers les échos qu'il reçoit d'associations gérant des établissements sociaux et médico-sociaux.

La loi 2002-2 du 2 janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale, énonce les droits des usagers s’appliquant aux établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS).

On y trouve celui d’une « prise en charge ou [d'un] accompagnement de qualité, respectant un consentement éclairé ». Ce qui met l’adhésion de l’usager au premier plan de sa prise en charge, mobilisant son libre arbitre, relatif à sa liberté dont celle de conscience (laïcité).

Rappelons ici que cette liberté de conscience est assurée par la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui garantit aussi le libre exercice des cultes, tout en affirmant l’interdiction de toute forme de financement de ces derniers.

Et que, l’État étant dégagé de toute tutelle religieuse, il fonde son action sur l’égalité de traitement de tous devant la loi, ce qui implique la neutralité religieuse de ses agents (Charte de la laïcité dans les services publics).

Bon fonctionnement des ESSMS

Le secteur associatif est très important dans le champ social et médico-social. Bien que régi par le droit privé (code du travail), des dispositions juridiques peuvent y imposer la neutralité, notamment religieuse, des personnels.

Deux décisions rendues par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en date du 14 mars 2017, ont introduit ce principe dans le privé, confirmées par la Cour de cassation. Ceci, dans les relations avec la clientèle (ou l’usager), si les manifestations ostensibles des convictions peuvent s’opposer au bon fonctionnement de l’entreprise (ou de l'établissement).

Ce n’est pas une discrimination directe si elle concerne toutes les formes de convictions « politique, philosophique ou religieuse », et qu’elle prend en compte « une cause réelle et sérieuse », telle le risque de la perte de clients (ou d’usagers).

En considération du cadre concurrentiel d’un marché du prix de journée, une politique de neutralité peut constituer un argument d’une certaine qualité de service pour les établissements. 

« Ils sont 44 % à avoir introduit des dispositions sur la neutralité dans le règlement intérieur applicable au personnel des établissements (plus de 50 % pour les grands établissements de plus de 200 places…) », selon un rapport de 2016.

Cette neutralité est déjà la règle dans la branche de l'aide, de l'accompagnement, des soins et des services à domicile.

Distance professionnelle

Dans des équipes de travailleurs sociaux, certains affichent leurs appartenances convictionnelles par des signes distinctifs, ostensibles religieux par exemple, qui en font même un argument de proximité avec l’usager de même confession, ou vis-à-vis de tel groupe culturel, comme dans certains quartiers.

Mais cela ne pose-t-il pas un problème éthique sous-estimé, avec des situations qui peuvent être juridiquement sanctionnées parce que peu respectueuses du droit et des missions confiées ?

Par exemple, prier avec l’usager parce que l’on partage les mêmes convictions religieuses est proscrit, car le temps de travail doit être exclusivement consacré à l’exécution du contrat de travail.

La jurisprudence est constante dans ce domaine. C’est aussi perdre une « distance professionnelle » qui fait se confondre avec l’usager, passant d’allié à complice, ruinant cet espace où se tisse la relation éducative.

La place de ce dernier passe par le respect du droit, comme de ses droits. D’autant qu’il s’agit de soutenir l’ambition d’un usager-citoyen, philosophie générale des politiques sociales.

Respect de l'usager

En affichant ses convictions par des manifestations ostensibles, politiques, philosophiques ou religieuses, le travailleur social qu’il le veuille ou non, en raison de l’ascendant qu’il a sur l’usager comme guidant, concernant un public fréquemment fragile du secteur, peut l’influencer, impactant l’autonomie de ses choix, son consentement éclairé, jusqu’à son projet individualisé.

Sans parler encore de travailleurs sociaux qui, étant de même conviction, peuvent constituer un tiers exerçant une pression. On voit combien cette posture de neutralité, de réserve, de précaution, s’invite dans le champ de l’éthique, de la conception même du travail social.

Le port par un professionnel d’un t-shirt « Je suis athée », d’une « grande croix » ou d’un qamis, posera inévitablement un problème.

La neutralité du professionnel manifeste une haute valeur de respect de l’usager. Elle fonde une posture professionnelle qui conditionne un savoir-faire et un savoir être de pleine confiance, parce que dépourvue d’ambiguïté, garantissant auprès de l’usager la sincérité de l’intervention sociale que porte l’établissement.

On évite aussi la tentation des effets miroirs entre personnels et usagers. Ce qui n’interdit nullement des échanges variés avec l’usager mais dans un état d’esprit imprégné de ce respect.

On notera l’absence de ce sujet dans la mise place de la nouvelle évaluation des ESSMS par la Haute Autorité de Santé, bien qu’on souligne l'importance de « permettre à la personne d’être actrice de son parcours ». Ne faudrait-il pas un diagnostic pour en prendre la mesure et agir ?

Charte dans les ESSMS

Par-delà même la neutralité convictionnelle des personnels sociaux qui peut être légalement convoquée, cette dimension éthique capitale au regard de la finalité du travail social pourrait faire l’objet d’une Charte dans les ESSMS, et même d’une Charte nationale.

Une question très peu abordée sur le terrain, dans la formation des futurs professionnels ou en formation continue, par crainte de l’accusation infamante de discrimination.

Elle engage pourtant la responsabilité des travailleurs sociaux, mais aussi des ESSMS, relativement aux missions qui leur sont confiées, s’inscrivant dans des politiques sociales de l’État d’intérêt général.

C’est un sujet de première importance vis-à-vis d’une liberté qui est au fondement de notre contrat social, du processus d’intégration de chacun. Et donc, pour la cohésion sociale, enjeu des politiques publiques et de la solidarité de notre société autour des principes républicains.

Il en va aussi de la reconquête des quartiers où ces principes sont mal interprétés, où le malentendu domine avec la République. C’est donc par-là, un enjeu de société.

Ancien travailleur social (Dees) et docteur en histoire, Guylain Chevrier est formateur, chargé d'enseignement à l’Université, et consultant.

Il intervient dans la formation des futurs travailleurs sociaux sur la laïcité et la dimension éthique, et auprès de stagiaires en formation continue.

Ex-membre de la mission laïcité du Haut conseil à l'intégration (2010-2013), il a coordonné l'ouvrage « Laïcité, émancipation et travail social », Collection BUC Ressources, L’Harmattan, 2017.

À lire également : Travail social : le monde de la formation engagé dans la lutte contre le terrorisme

* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.

GuylainChevrier
Crédit photo : Thierry Mercier
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