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Portrait23 octobre 2019
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Marina Al Rubaee, la voix de ses parents

Fille aînée de deux parents sourds, Marina Al Rubaee a appris, très jeune, à faire le lien entre eux et le monde extérieur. Devenue journaliste, elle raconte aujourd'hui l'enfance de la jeune aidante qu'elle était sans le savoir. Une vie d'adulte avant l'heure, soigneusement tenue cachée, avec ses poids et ses richesses. Une vie comme en vivent sans doute beaucoup de jeunes aidants en France.

« J’ai à la fois beaucoup de force et de vulnérabilité », résume Marina Al Rubaee au détour d’une phrase, ce jour d’octobre où on la rencontre dans un bar parisien, pour parler de son livre sorti en septembre (1). Et c’est effectivement ce qu’on ressent à l’écouter raconter son parcours : un mélange de détermination et d’extrême sensibilité.

Toujours entre deux eaux

Une ambivalence que l’on retrouve au long du récit de son enfance : discrète mais téméraire, timide mais mature, épuisée mais tenace… Fille - entendante - de deux parents sourds, Marina Al Rubaee a toujours dû naviguer entre deux eaux, celles du « silence » (ô combien bruyant pour l’entourage, relate-t-elle avec humour dans son livre) dans lequel évoluent ses parents, et celles de la vie du dehors, du monde de ceux qui entendent et parlent distinctement.

Faire le lien

Ses parents ne sont pas muets, certes, mais personne ne les comprend quand ils « oralisent ». La langue des signes, la majorité des gens ne la parle pas. Alors la petite fille a, très jeune, appris à faire le lien, à faire entendre sa voix haut et fort, à rebours de sa réserve naturelle. Partout, tout le temps : lors des réunions de famille, chez le médecin, à l’école, auprès des innombrables administrations auxquelles a affaire toute personne en situation de handicap…

C’est un mouvement naturel, un enfant a besoin de soulager son parent

C’est encore elle, très jeune mais seule capable d’utiliser le téléphone, qui doit rappeler à l’ordre l’employeur de son père, qui rechigne à le payer dans les temps. Et qui accompagnera sa mère, plus tard, dans sa recherche d’emploi. De lourdes responsabilités qu’elle endosse spontanément. « Je me suis juste dit, moi je sais faire, donc je vais les aider. C’est un mouvement naturel, un enfant a besoin de soulager son parent. Ce rôle s’est imposé à moi, et il est devenu mon mode de vie », analyse-t-elle aujourd’hui.

Ne pas déranger

Marina Al Rubaee a un frère et une sœur. Son statut d’aînée, sa personnalité peut être, font que longtemps, elle ne s’est pas reposée sur eux. « J’étais un peu le chef d’orchestre, en tant qu’aînée. Eux ont leur vécu propre, différent mais sans doute pas moindre que le mien », nuance-t-elle, visiblement soucieuse de ne parler qu’en son nom.

Et de ne surtout pas se poser en victime. « Qu’on soit jeune aidant ou aidant actif, comme c’est mon cas aujourd’hui, on a souvent le souci de ne pas dire notre situation, de ne pas déranger », observe la jeune femme.

J'avais très peur d'être placée

Déterminée à être « comme tout le monde », elle s’est accrochée à sa scolarité, malgré des difficultés et une immense fatigue. « À la pause, je rentrais dans la salle de classe, je posais mon cartable sous ma tête et je dormais ! », raconte-t-elle. Pourquoi ne pas avoir cherché de l’aide ? « J’avais très peur d’être placée. Que mes parents ne soient pas considérés comme suffisamment bons, alors qu’ils nous ont très bien élevés à leur manière », confie-t-elle.

Une identité profonde

Et puis, au fil des années, aider est devenu, plus qu’une habitude, son identité profonde. « Cela crée un paradoxe : à un moment donné je n’en pouvais plus j’aurais voulu de l’aide mais ce rôle que je tenais auprès de mes parents c’était devenu moi. Et j’étais persuadée, d’une certaine manière, que si je lâchais, tout allait s’effondrer », raconte la jeune aidante, avant de relever : « alors qu’on se torture beaucoup à savoir si on fait les choses bien pour nos proches aidés, on manque souvent de recul pour prendre les bonnes décisions pour nous-mêmes ».

Réparer quelque chose

À force de ne savoir « qu’être indispensable », la jeune fille a fini par s’effondrer. Alors qu’elle a passé en partie le relais à sa fratrie. Alors qu’elle laisse sa mère faire des démarches seule, enfin. Et alors qu’elle s’apprête à apprendre le métier de ses rêves : le journalisme.

La dépression, âpre, durera deux ans. Mais, toujours tenace, Marina Al Rubaee ne lâche ni les études ni le job de caissière qui les lui finance.

Et se lance enfin dans le « journalisme utile, humain » auquel elle aspire (2). « Pour moi, ce métier s’inscrivait dans le droit fil de mon vécu d’intermédiaire, de traductrice. J’ai, comme beaucoup d’aidants, ce besoin de réparer quelque chose », analyse-t-elle.

Une prise de conscience

La journaliste n’aura pourtant posé que bien tard ce mot d’ « aidant » sur son vécu. « En 2013, j’ai fait un reportage sur les aidants de personnes handicapées ou malades chroniques. En les interviewant, je me suis subitement reconnue dans ce qu’ils disaient : la solitude, la charge, le souci de tenir coûte que coûte, tout en taisant sa situation à l’extérieur », se souvient-elle.

Un guide sur les aidants

S’ensuivra la co-rédaction du guide Les aidants familiaux pour les nuls, avec un des interviewés, devenu un ami (3) : « on s'est dit que c'était vraiment important de le faire, parce qu'il est tellement difficile de trouver les bonnes aides, les bonnes informations... », soupire celle qui jongle toujours, aujourd'hui, entre son activité professionnelle et l'accompagnement de ses parents.

De ce guide précieux, qui s'est d'ailleurs bien vendu, est né le récit autobiographique qu'elle livre aujourd'hui. « Un agent littéraire m'a contactée, suite à une interview radio, et m'a convaincue qu'il fallait faire de mon histoire un livre, qu'au-delà de mon vécu il y avait une portée plus universelle ». 

Une stratégie à venir

Son témoignage paraît à point nommé : alors que subitement, après des années d'invisibilité, la problématique des jeunes aidants fait enfin irruption dans les médias et l'agenda politique. 

Riche de son vécu d'aidante, « qui a été un frein dans mon élan de vie mais m'a aussi dotée de plein de compétences et de qualités utiles »,  Marina Al Rubaee aurait aimé, bien sûr, bénéficier des dispositifs qui commencent doucement à apparaître : les ateliers de cinéma-répit de l'association Jade, en particulier. Ou les aménagements d'emploi du temps proposés par certains établissements scolaires aux jeunes identifiés comme aidants.

Des référents à l'école  

« Ce qu'il faut, surtout, insiste-t-elle, c'est permettre aux enfants de dire leur situation. Grâce à des référents de l'Éducation Nationale, par exemple qui passeraient en début d'année dans les classes en disant "peut-être, chez vous, vous portez quelqu'un, vous pouvez venir nous en parler" ». Marina Al Rubaee a fini par venir en parler, à travers ce joli récit de vie. Cela lui aura pris du temps.                                                                                 

[1] « Il était une voix… L’histoire d’une petite fille dans un monde sans bruit », Mazarine éd., 18€.

[2] Marina Al Rubaee a d’ailleurs collaboré un temps comme journaliste pigiste à TSA, devenu Le Media social.

[3] Avec Jean Ruch, chez First Editions, 2017.

MarionLEOTOING
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