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Tribune libre06 février 2020
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Le quotidien trépidant d'une directrice d'Ehpad

La crise ouverte dans les Ehpad ne concerne pas seulement les aides-soignants et les infirmiers parfois proches du burn-out. Les directeurs sont également impactés par le manque de ressources humaines et le peu de soutien. Une directrice témoigne.

Une aussi longue crise que celle des Ehpad (et de l'aide à domicile) a au moins un avantage : favoriser la prise de parole des professionnels et briser le silence pesant sur les réalités quotidiennes. C'est ainsi que la rédaction du Media social a reçu ce témoignage d'une directrice d'Ehpad qui nous conte heure par heure son activité débordante. Cela se passe le 13 décembre dernier, mais cela aurait pu avoir lieu le 13 janvier ou le 13 février...  Le long témoignage qu'elle nous livre est publié ici intégralement.

Vendredi 13 décembre

Ce matin, comme tous les matins, en me rendant au travail,  je planifie mentalement ma journée. Aujourd'hui, il faut absolument que je me consacre à ce projet d'aménagement de 2 nouvelles chambres dans des locaux qui servaient de locaux de rangement. Je me suis battue pendant 3 ans pour obtenir l'autorisation pour ces chambres supplémentaires, qui nous amèneront des recettes indispensables sinon pour équilibrer le budget, du moins pour limiter le déficit. J'ai essuyé refus sur refus des autorités de tutelle et je n'y croyais plus, jusqu'à l'intervention providentielle d’un homme politique…

Recevoir à l'improviste une aide-soignante

Ironie du sort, depuis que j'ai obtenu cette autorisation, je n'ai pas le temps de me consacrer comme il faudrait à ces travaux, qui s'avèrent plus complexes que prévu. Et les mêmes autorités de tutelle qui avaient refusé les autorisations me mettent aujourd'hui la pression pour que les travaux soient terminés au plus vite. Donc aujourd'hui, je me consacrerai au dépouillement des devis reçus et au choix des entreprises.

Mais quand j'arrive dans l'établissement, Mme A. attend à la porte de mon bureau. Mme A. est aide-soignante, en arrêt de travail depuis plus d'un mois à cause d'une tendinite sans doute liée aux efforts répétés. Si je suivais les consignes du manuel de bonne gestion du temps de travail que j'ai dans mon placard, je refuserais de la recevoir comme ça, à l'improviste, et je lui demanderai de prendre rendez-vous. Mais je suis plutôt du genre à suivre les préceptes du manager à l'écoute du personnel en souffrance et je la reçois.

Suggérer une reconversion professionnelle

Elle est dans un profond désarroi car elle pensait reprendre le travail le 1er janvier, mais elle a encore mal et son médecin lui propose une reprise à mi-temps thérapeutique. Cependant, il n’a pas pu lui apporter de renseignements précis sur cette solution. Je lui expose donc les conditions de cet aménagement du temps de travail, et je réfléchis avec elle sur la façon d’organiser sa reprise en mettant toutes les chances de guérison de son côté. Je rappelle la nécessité d’utiliser les lève-malades, de faire certaines manutentions à deux. Elle évoque toujours les mêmes difficultés : le manque de temps, les collègues qui n’ont pas toujours envie de coopérer, qui n’en ressentent pas le besoin jusqu’au jour où…. Elle se fait beaucoup de soucis pour son avenir professionnel, elle en a pour 20 ans encore à travailler… Je lui donne des pistes pour réfléchir à une reconversion professionnelle, par exemple commencer par un bilan de compétences.

Embaucher un CDD

La cadre de santé est en congé aujourd'hui. Elle avait finalisé le planning de janvier et allait l'afficher dès lundi, de façon à le porter à la connaissance des agents 15 jours avant son entrée en vigueur comme les textes le prévoient. Quand elle va voir qu'une fois de plus il faut tout recommencer… Je sens qu'elle est à la limite de craquer, elle en a marre de faire et de refaire les plannings pour pallier les absences, et de ne plus avoir de temps à consacrer à ses tâches d’encadrement des équipes. Alors tant pis, je vais prendre une personne en CDD pour compléter le temps de travail de Madame A. Je n'ai pas les crédits de remplacement, ça viendra accroître le déficit, on n’est plus à ça près. Ça évitera de rappeler les agents sur leurs jours de récupération et de s'enfoncer dans la spirale de l’épuisement et de l'absentéisme. Néanmoins, il faut faire quelques ajustements sur le planning, et tant qu'à y être je les fais de façon à donner dès aujourd’hui le planning de janvier à Mme A. et à la personne qui complétera son poste.

Répondre au conseil départemental

Il est déjà 10 h, j'ouvre mes mails. J’ai l’habitude de les traiter chaque jour (y compris souvent les jours où je ne suis pas censée travailler…) pour ne pas me laisser déborder et surtout, pour ne pas passer à côté d’une information « importante et urgente » dont un traitement différé pourrait nuire à l’établissement. Il y a d’ailleurs un mail du conseil départemental qui propose des modalités de calcul du forfait dépendance avec lesquelles je ne suis pas d'accord. Je réponds par retour de mail, mais il s’agit d’un point très technique, qui m’oblige à faire des recherches dans les textes et à argumenter soigneusement mes propres calculs. Il y a quand même 10 000 € à la clé… Quand je termine, il est plus de 11 h.

Rechercher la canne d'une résidente

Il y a d’autres mails qui m’attendent mais cette fois, c’est Mme B. qui veut me voir, très perturbée. Mme B. est une résidente qui, comme 80 % de nos résidents, est de plus en plus désorientée. En l'occurrence, elle perd toutes ses affaires et elle est convaincue qu'on les lui vole. Le plus souvent, on les retrouve quelques heures ou quelques jours après, et c'est presque pire car alors elle affirme que quelqu'un cherche à lui faire perdre la tête, à la rendre folle. Aujourd'hui, on lui a volé sa canne. Elle est très agitée, et mes paroles rassurantes ne servent à rien. Je monte avec elle dans sa chambre, j'interroge le personnel hôtelier, je demande aux hommes d'entretien de jeter un coup d'œil un peu partout. Pourquoi pas dans le jardin, sous sa fenêtre, c'est déjà arrivé qu'elle y jette des objets.

Démentir les vols par le personnel

En redescendant, je croise Mme C.,  à l'écoute de tout ce qui ne va pas. Mme C., ce n'est pas du tout le même caractère que Mme B. Elle ne perd pas la tête, mais elle en veut terriblement à son fils de l'avoir mis en Ehpad et cherche tous les prétextes pour critiquer l'établissement. Alors là, évidemment, elle renchérit sur les propos de Mme B. et fait des allusions comme quoi il y a des voleurs ici. J'ai beau savoir qu'il ne sert à rien de discuter, je me lance à lui expliquer que je doute fort que quelqu'un se soit donné la peine de voler une canne.

Je pense à M. Pommier de France Inter et à sa chronique sur sa grand-mère Suzanne (1), dans laquelle il insinue que le personnel se sert dans les affaires des résidents. Quelque chose disparaît, c'est un agent qui l'a volé. Bien sûr, ça pourrait arriver, ça fait même partie de mes multiples angoisses, comment gérer des vols avérés, mais en 30 années de carrière, je n’ai pas vécu ça. Par contre, j’ai connu pas mal de cas de « maltraitance financière » par la famille, le fils ou la fille qui dépouille son parent, utilise le carnet de chèques pour son usage personnel, habite la maison parentale sans verser de loyer…

Accélérer la réparation du four

Je regagne mon bureau, en passant par les cuisines pour indiquer que finalement je déjeunerai sur place, vu que je n'ai pas avancé sur mon programme initial. Le cuisinier me fait part d’un dysfonctionnement sur le four, toujours pas réglé. L’homme d’entretien a relancé plusieurs fois l’entreprise qui assure la maintenance, mais la pièce n’est toujours pas livrée. La faute aux grèves, etc… Mais la période des fêtes arrive à grands pas, comment allons-nous faire si le four tombe en panne le jour de Noël ou du Nouvel an ? Je préfère ne pas imaginer et j'appelle la société de maintenance pour mettre la pression. Et je repense à M. Pommier, qui s’indignait que le volet roulant de sa grand-mère ne soit pas réparé au bout de deux mois. Ca nous est arrivé plus d’une fois d’attendre plusieurs semaines une pièce détachée, et que, quand elle arrive enfin, ce ne soit pas la bonne. Dans la panoplie du directeur d’Ehpad il faudrait une baguette magique…

Se féliciter du mieux d'un résident

En traversant la salle à manger, je dis un petit mot à chacun, je m'assure que tout va bien. Moi qui mange régulièrement dans l'établissement, je trouve les repas très bons, une cuisine simple et familiale. Mais il est difficile de contenter 70 personnes, qui ont des goûts très différents et des exigences contradictoires. Non, il n'est pas possible de faire un menu à la carte pour chacun, pour environ 10 € par jour (coût total de la journée alimentaire). Je m’attarde un peu plus à la table de M. D., qui déjeune avec son fils. M. D. est rentré il y a quelques mois bien mal en point dans l’établissement, et complètement déprimé. Il ne marchait plus seul, vivait très mal sa perte d’autonomie et avait renoncé pour toujours à sa passion, jouer du piano. Et pourtant, malgré le manque de moyens, grâce aux efforts quotidiens du personnel et à sa propre volonté, il s’est remis à marcher seul. Son fils lui a amené un piano électronique et non seulement il rejoue, mais il nous offre des petits concerts ! Ses yeux pétillent et à chaque fois qu’il me voit, il chante les louanges de « mon » personnel. Ça fait du bien…

Se faire houspiller par un proche de résident

Mais pas longtemps… Un nouveau mail m'attend, cette fois de la part de la fille de M. E. Un mail incendiaire, adressé à Monsieur ou Madame LE RESPONSABLE de l'établissement, avec plein de mots en majuscules, en gras, soulignés, agrémenté de points d’exclamation et de points d’interrogation, voire les deux accolés. Cette dame est venue hier voir son père à 13 heures 40, il a sonné pour aller aux toilettes et il a fallu attendre 20 minutes pour qu'un personnel arrive enfin. Elle exige des explications dans les meilleurs délais. Pas de formule de politesse. Je tente de lui amener des éléments de réponse, et l’invite à contacter la cadre de santé dès lundi.

Comprendre ce qui s'est passé

À 13 h 40, la moitié du personnel soignant est en relève. Deux agents assurent la surveillance des deux étages, tandis qu’un autre veille sur les 10 résidents du « Pasa » (je mets des guillemets car nous n’avons pas officiellement de Pasa, donc pas de financements dédiés, mais nous avons les résidents qui ont besoin d’une unité de ce genre. Alors nous en avons fait un avec les moyens du bord). Le quatrième agent termine le rangement de l'office, prépare les boissons qui vont être distribuées tout en surveillant les résidents qui sont restés au rez-de-chaussée.

Expliquer le travail des aides-soignants

J'explique donc à cette dame qu'il peut arriver que les deux agents dans les étages soient accaparés par d'autres résidents, que les délais d'intervention soient un peu longs, et que j'en suis la première désolée. Je ne rentre pas dans les détails, mais je connais le travail des aides soignants (clin d’œil au passage à Mme Kherief (2), car je ne suis pas sûre qu’elle connaisse le travail des directeurs d’Ehpad) : ils ont peut-être trouvé un résident couvert de selles, et qu'il a fallu laver et changer entièrement. Ils ont peut-être dû aider l’infirmier à gérer une hospitalisation en urgence. Ils ont peut-être dû répondre à plusieurs sonnettes en même temps et se mettre à deux pour faire certaines manutentions.

Il est 13h15, je déjeune rapidement sur un coin de mon bureau tout en feuilletant une revue professionnelle. Il y a un article intéressant, qui mériterait d’être approfondi, mais je n’aurai pas le temps aujourd’hui (ni demain, ni après-demain).

Écouter « l'aveu »  d'une aide-soignante

L'histoire de Monsieur E. me tracasse et, à 13 h 30, je vais à la relève rencontrer trois des quatre aides-soignants qui étaient présentes hier. Je leur demande pour quelles raisons M. E a dû attendre 20 minutes avant que quelqu'un ne réponde à son appel. Et là, je tombe des nues. Une d’entre elles reconnaît d'emblée que personne n'avait pris les téléphones sur lesquels arrivent les appels malades. Ils étaient restés en salle de relève, mais là non plus personne n'avait réagi. Même le report d'alarme avait dû sonner sans cesse, sans que personne n'y prête attention.

Compléter les fiches de tâches

Je suis en colère, et surtout profondément découragée. Je vais dans mon bureau imprimer les fiches de tâches que la cadre a élaborées avec le personnel soignant, et qui sont régulièrement mises à jour. Il y a même un « zoom » sur la période de relève. Je montre aux agents qu'il est clairement noté qu'ils doivent assurer la surveillance des étages. C'est vrai qu'il n'est pas précisé de répondre aux appels malades, ça semble tellement évident. Je modifie immédiatement les fiches de tâches, je rajoute en rouge « prendre le téléphone et répondre aux appels malades » sur chacune, et je les envoie par messagerie interne à chaque personnel soignant.

Penser à sa propre reconversion

Je me dis qu'il faut que je m'occupe ce week-end de ma propre reconversion professionnelle, car je n'en peux plus d'être responsable du travail des autres en plus du mien. Je retourne à mon bureau, mais j'ai du mal à me concentrer sur la « tâche du jour ». Je rumine ce dysfonctionnement, qu'est-ce que je dois dire ou ne pas dire à la fille de Monsieur E. qui finalement n'avait pas tort de râler.

Faire un point sur la dénutrition

Voilà la psychologue qui vient me parler de son planning 2020, puis le médecin coordonnateur. Il rencontre des difficultés à assurer le dépistage de la dénutrition car les médecins traitants ne prescrivent pas de bilan sanguin. Deux des principaux médecins qui interviennent dans l'établissement lui ont donné leur accord pour qu'il prescrive ce bilan à leur place, mais le troisième, qui ne supporte pas qu'on lui dise ce qu'il doit faire, n'a pas répondu. Que doit-on faire ? Ce serait tellement plus simple (et tellement plus économique pour la Sécurité Sociale) si les Ehpad pouvaient avoir un médecin salarié. Mais est ce qu’on en trouverait un ? Rien n’est moins sûr.

Se pencher sur les devis des artisans

Finalement il est plus de 15 h 30 quand je me mets enfin à la « tâche du jour » et commence à dépouiller les devis. J'ai contacté 33 entreprises de différents corps de métiers, et je n'ai reçu que 11 réponses (et encore la moitié sont incomplètes). Plusieurs artisans ont refusé de répondre parce qu'ils ont trop de travail et ne veulent pas embaucher, ou veulent embaucher mais ne trouvent pas d’employés qualifiés. Le coût des travaux s’avère plus important que prévu. Beaucoup plus important, c’est la loi de l’offre et de la demande.

S'équiper en baguette magique et boule de cristal

Je vais devoir refaire le Plan Pluriannuel d’Investissement avec ces nouvelles données, le présenter au Conseil d’administration, monter un dossier de demande de subvention… J’ai en horreur le PPI, c’est pour moi l’archétype du travail absurde. Il m’est demandé de faire une projection à 10 ans des investissements, des dépenses et des recettes, du prix de journée, des dotations globales, alors que chaque année les règles du jeu changent, des investissements imprévus s’avèrent indispensables, et de toute façon, le prix de journée accordé par le Conseil départemental n’est pas celui demandé, même justifié. En plus de la baguette magique, il me faudrait une boule de cristal.

Réagir à des critiques injustes

À 16 h 30, je vais au secrétariat me faire un thé. J’entends Mme F. se plaindre en prenant à témoin toutes les personnes présentes dans le salon que le pantalon de sa mère ne va pas avec le pull qu’on lui a mis. Ne croyez pas que ce soit anodin, ça prend une proportion telle que je suis obligée d’intervenir pour la calmer. Rien ne va jamais avec Mme F. Avant-hier, sa mère était trop habillée, et lundi, pas assez.  Heureusement, elle ne vient que tous les deux jours… J’ai envie de lui faire remarquer que malgré notre incompétence, sa mère est souriante et en parfaite santé. Et si c’était ça qui comptait ?

Plier bagage... enfin pas tout à fait

Je reviens dans mon bureau et me repenche sur le projet d’aménagement de ces deux chambres. Le bureau de contrôle soulève une question de réglementation que personne n’a vue jusque-là, ni l’architecte, ni la Commission de Sécurité qui a délivré l’autorisation de travaux.  J’essaye de joindre l’architecte mais un vendredi à 18 heures il a dû partir en week-end. Je décide que c’est ce que j’ai de mieux à faire et je plie bagage. Enfin, façon de parler car je suis de garde, je n’irai pas bien loin.

Vendredi 13, un jour comme les autres.

(1) Il a écrit un livre intitulé « Suzanne » (Equateurs Littérature).

(2) Cette aide-soignante est l'auteur du livre « Le scandale des Ehpad » (Hugo Doc). lire notre compte-rendu sur tsa.

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