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Jeunes travailleurs sociaux : un nouvel élan

Longs FormatsLaetitia DELHON08 juillet 2019

Les jeunes travailleurs sociaux font parfois l’objet d’idées reçues quant à leur rapport à la « vocation », à l’engagement. Ils apparaissent surtout insaisissables tant leur profil est varié et leurs motivations sont différentes, avec toutefois un point commun : ce même désir d’accompagner l’autre, désir qui traverse et relie toutes les générations.

« Aujourd’hui les jeunes sont moins engagés : nous, on partait en transfert pendant des jours sans compter nos heures, on était joignables en permanence, on militait pour défendre le métier. Maintenant c’est “je fais mes heures et j’ai ma vie à côté” ».

Combien de fois cette phrase est-elle prononcée, à quelques variations près, par certains professionnels parmi les plus anciens ? Les jeunes travailleurs sociaux auraient-ils « perdu » en vocation ? Seraient-ils moins engagés qu’auparavant ? Existe-t-il un effet de génération ou simplement une autre façon d’appréhender le métier, en phase avec l’époque ?

Loin des clichés

Loin des clichés, les jeunes travailleurs sociaux ont beaucoup à dire sur le sujet, quitte à bousculer les idées reçues. « J’ai longtemps été allergique au mot “engagement” car je ne me retrouvais pas du tout dans cette injonction à connotation militante », décrit Kévin Grosset, 32 ans, éducateur dans un foyer de jeunes travailleurs.

Pendant sa formation, il a réalisé avec des camarades une web série humoristique intitulée « Les éducs », qui mettait en scène le quotidien d’une équipe de travailleurs sociaux (1). Objectif : fédérer autour d’un outil rentré dans les mœurs, la vidéo, afin d’ouvrir la discussion sur les pratiques actuelles du travail social.

« Nous n’avons pas été valorisés pour ce travail qui était une forme d’engagement, de prise de conscience de la transformation des pratiques : la plupart des formateurs considéraient que c’était du divertissement », observe Kévin Grosset.

Kévin Grosset, éducateur spécialisé, vidéaste. DR

À être trop militants, beaucoup ont du mal à prendre en compte l'autre

Kévin Grosset, éducateur spécialisé

Un écart de point de vue sur la forme, en écho au fond du sujet. « La notion d’engagement rejoint celle des valeurs personnelles et je m’en méfie beaucoup car à trop être militants, beaucoup ont du mal à prendre en compte l’autre. Or notre boulot c’est d’accompagner les personnes dans ce qu’elles veulent faire de leur vie. On doit se positionner dans un rôle de facilitateur et non pas de bienfaiteur », ajoute-t-il.

Ce positionnement l’amène à prendre ses distances avec l’action syndicale, davantage tournée vers la défense statutaire que la qualité de l’accompagnement des publics.

Balayer devant sa porte

Katell Fontaine, jeune assistante sociale devenue thérapeute familiale, avait aussi critiqué la posture défensive de certains professionnels à la suite d’un documentaire télévisé dénonçant, en 2014, de graves lacunes dans le secteur de la protection de l’enfance – toute ressemblance avec l’actualité sur le sujet n’est pas fortuite.

Avec un confrère, elle avait lancé une pétition, écrite à plusieurs élus, ouvert une page Facebook et appelé les travailleurs sociaux à balayer devant leur porte. « Pour une fois, grâce à ce documentaire, on sortait de ce silence insupportable et il nous semblait important d’alerter les élus pour faire évoluer la situation en protection de l’enfance, décrit-elle. C’était aussi l’occasion pour le secteur de reconnaître ce qui ne va pas, pour collectivement ne plus reproduire certaines erreurs. »

Katell Fontaine, assistante sociale, à l'origine d'une pétition sur la protection de l'enfance, en 2014. DR

Cette volonté d’introspection professionnelle n’a pas empêché Katell Fontaine de participer en 2017 à la mobilisation pour la protection de l’enfance dans le Maine-et-Loire, sujette à une restructuration par le conseil départemental.

« Il s’agissait de défendre l’accompagnement des enfants et de leur famille, qui était menacé, et non pas les conditions de travail. Certes il y a un lien, mais certains professionnels maltraités au travail font un super-boulot, quand d’autres ont des supers conditions mais ne font pas forcément mieux. »

Une médiatisation positive

Elle trouve « extrêmement positive » la médiatisation actuelle autour de la protection de l’enfance car « c’est aussi l’occasion de faire connaître le travail social, de montrer au grand public ses réussites et ses échecs ».

Julien Capelle, éducateur de 35 ans en protection de l’enfance dans le Maine-et-Loire, a plongé très jeune dans l’action syndicale. « Je ne pouvais plus faire mon travail : la force de l’engagement est venue de là », dit-il.

Tout commence en 2015, quand il participe à des grèves. Il devient d’abord délégué du personnel remplaçant, puis s’affilie à FO, et, en pleine tourmente, devient titulaire.

« J’ai reçu une formation qui a été très importante car j’ai appris beaucoup sur les conditions de travail et les conditions d’accueil des enfants, que je n’ai jamais pu dissocier car pour moi, le plus important, et ce que nous n’arrivions plus à faire, c’était protéger ces enfants. »

Fatigué, en colère, révolté

En octobre 2018, après avoir milité contre la fermeture du foyer des Tourelles, il est licencié comme 27 autres personnes. Plusieurs mois après ce combat perdu, dont il est ressorti « fatigué, en colère et révolté », il reste militant, notamment auprès du collectif qui pousse pour l’accompagnement des jeunes majeurs, #LaRueA18ans.

Julien Capelle, éducateur spécialisé, syndicaliste DR

Je ne pouvais plus faire mon travail : la force de l'engagement est venue de là

Julien Capelle                    

Il garde la flamme du métier et souhaite retrouver un poste dans ce secteur, malgré ce passé syndical potentiellement encombrant pour un employeur.

« C’est un risque que j’étais prêt à courir et je ne le regrette absolument pas. De façon générale, je ne pense pas qu’on puisse faire notre métier sans ce type d’engagement quand le contexte l’impose. »

Un peu défaitiste

Celui d’Émilie Terranova, 36 ans, éducatrice spécialisée à « Parle avec elles », une association de valorisation de la place des femmes dans le quartier du Mirail à Toulouse, est résolument tourné vers les personnes qu’elle accompagne.

Avec pour conséquence de ne pas compter ses heures dans cet emploi payé au Smic, d’aller au-delà des tâches quotidiennes comme aider une personne expulsable à déménager, ou d’organiser « des obsèques dignes » pour une personne isolée.

Ce sont toujours les mêmes catégories sociales qui souffrent

Emilie Terranova

« Je me rends compte aussi que cela me rend un peu défaitiste, car malgré cet engagement les choses se reproduisent de génération en génération : ce sont toujours les mêmes catégories sociales qui souffrent et qui ne sont pas entendues », regrette-t-elle.

Apprécier sa liberté

Elle constate aussi que trop d’implication peut conduire à des limites, comme le risque d’épuisement et de désenchantement. Émilie Terranova apprécie toutefois la liberté dont elle dispose, l’aspect « hyperformateur » de son emploi, le travail communautaire et de développement social local qu’elle y mène.

Dans cette année « de forte incertitude », elle nourrit des projets de changement, encore peu définis et tourne le regard vers le Québec, où elle a découvert le travail communautaire et pourrait peut-être s’épanouir.

Mise à l'épreuve

L’entrée dans le métier constitue pour tous les jeunes professionnels une phase délicate dans laquelle la vocation et l’envie sont mises à l’épreuve.

Léa*, 23 ans, assistante sociale diplômée en juillet 2018, avait toujours voulu travailler en psychiatrie quand elle prend son premier poste dans un service hospitalier de la région parisienne. Mais elle déchante très vite.

« Ce pôle ne fonctionnait pas bien du tout, il y a eu 30 départs sur 60 salariés en un an ! C’étaient des guerres entre médecins, dont l’un insultait ses collègues et méprisait le "petit personnel", et une cheffe de pôle et une direction qui laissaient faire », décrit-elle.

« J’y ai entendu que j’étais la petite jeune qui n’y connaissait rien en psychiatrie et qu’il fallait que je me taise. J’ai compris que l’âge était un facteur de discrimination dans ce métier. »

J'étais la petite jeune qui n'y connaissait rien

Léa *, assistante sociale

Résolue à ne pas y faire de vieux os, elle annonce rapidement son intention de partir. Sa supérieure, assistante sociale, la rassure et l’accompagne dans ses recherches.

Trois mois plus tard elle prend un poste dans un centre médico-psychologique (CMP) où l’environnement de travail est tout autre : respectueux, avec une grande liberté d’action, une hiérarchie bienveillante et une collègue agréable.

« Désormais mon travail a du sens et mon engagement aussi : accompagner sur le long terme dans l’accès aux droits des personnes qui ont des rapports compliqués avec les institutions. Mais je fais attention à ne pas en faire trop et je me donne des limites pour garder une énergie », assure-t-elle.

Un groupe destiné aux jeunes pros

Depuis septembre 2018, l’Association nationale des assistants de service social (Anas) a créé un groupe destiné aux jeunes professionnels, constatant « un vrai souci de bienveillance envers eux », selon Joran Le Gall, président de l’Anas.

Joran Le Gall, jeune président de l'Anas DR

« Est-ce qu’on les accompagne ? Est-ce qu’on les forme en interne ? À quel moment on leur dit “merci” ? Moi par exemple j’ai changé trois fois d’employeurs en quatre ans, et je ne me reconnais pas du tout dans leurs politiques de ressources humaines, déplore l'assistant social.

Je constate qu’il existe de moins en moins de professionnels de terrain chez les conseillers techniques, il y a donc un problème de transmission. »

Inès*, 23 ans, et Caroline*, 47 ans, toutes deux diplômées en juillet 2018, participent à ce groupe qui se réunit une fois tous les deux mois, et où chacun peut exprimer ses doutes, ses interrogations, tout ce qu’il est difficile d’évoquer sur son lieu de travail.

La question des émotions

« À la dernière réunion, nous avons abordé la question de nos émotions, afin de savoir ce qu’elles pouvaient renvoyer à la personne accompagnée. Je ne suis pas forcément très à l’aise pour interroger mes collègues là-dessus », décrit Caroline.

« Le fait de participer à ce groupe avec cette volonté de se questionner, pour moi c’est de l’engagement, qui se traduit aussi pendant mes heures de travail et à travers ma conscience professionnelle », poursuit Inès.

L’une dans le secteur du logement, l’autre à la SNCF, toutes deux se sentent « très bien » dans leurs premiers postes et, arrivant de Bretagne, ont rejoint le groupe avant tout pour se créer un réseau parisien.

Educ en collège

Lucas Serrus, 27 ans et déjà dix ans d’animation derrière lui, est aujourd’hui éducateur spécialisé dans un service de prévention/médiation à Saint-Jean, près de Toulouse, partageant son temps entre un lieu d’accueil enfants-parents (LAEP) et le collège.

Les postes d’éducateurs n’y sont pas légion, c’est pourtant là que les adolescents passent le plus clair de leur temps.

Lucas Serrus, 27 ans, éducateur spécialisé en collège DR

Dans cet établissement de 680 élèves où les problématiques sociales augmentent, Lucas Serrus, au terme de son stage long, a été recruté pour accompagner des situations de décrochage scolaire, d’addictions, de harcèlement et de difficultés familiales et sociales.

Dans un univers où les codes professionnels sont différents du travail social, il affiche un enthousiasme sincère.

« Entre l'Éducation nationale et la prévention, les temporalités ne sont pas les mêmes, et il faut faire avec, décrit-il. L’engagement, pour moi, c’est de choisir ses combats et d’aller au charbon quand il le faut, mais aussi parfois de laisser passer les vagues. »  

Défendre son accompagnement

Un exemple ? : « Je n’ai pas de bureau, mais je me suis adapté et maintenant je peux faire valoir cette demande. D’autres éducateurs seraient peut-être montés au créneau tout de suite, avance-t-il. Pour moi c’est inutile, car je suis d’abord là pour accompagner les jeunes, l’important est d’asseoir mon positionnement et de défendre mon accompagnement. »

Savoir évoluer

Au-delà de leur rapport à l’engagement, assez personnel et souvent différent, tous ces jeunes professionnels ont un point commun : aucun n’envisage une carrière linéaire, au même endroit pendant quarante ans. Tous savent qu’ils exploreront différents lieux, services, parfois secteurs, guidés avant tout par l’envie. Quand elle s’envolera, ils partiront. Voire changeront complètement de voie.

« Je sais que je ne ferai pas ce métier toute ma vie, avoue Léa. J’y suis très attachée, mais c’est épuisant, moralement et pour certaines tâches répétitives. L’autre jour j’ai attendu 40 minutes au téléphone pour l’accès au droit d’un patient avant de m’entendre dire que la personne demandée était occupée. Je crois qu’être engagé, c’est aussi savoir évoluer vers autre chose, ne pas rester cantonné à son poste. »

(1) Kévin Grosset a également remporté l’an dernier le premier prix de la deuxième édition du concours vidéo proposé par tsa aux étudiants en travail social, pour son film « Bienvenue à Socialys »

(*) Les prénoms ont été modifiés

Le regard des formateurs

Pour Philippe Lebailly, directeur pédagogique à l’institut de travail social Erasme de Toulouse, les jeunes professionnels d’aujourd’hui sont toujours aussi engagés, mais sur des modalités différentes. « Parmi elles, le développement durable, le genre, les stéréotypes, décrit-il. Les dossiers que nous avons reçus cette année dans le cadre de Parcours Sup montrent une grande densité d’engagement social, culturel, humanitaire, international, avec des profils plus ouverts qu’autrefois. »                                                                                                                     

Il constate également que « les situations professionnelles des jeunes sont beaucoup moins confortables qu’avant, avec de plus en plus de CDD, et un emploi qui n’est plus forcément l’élément central de leur construction identitaire ». Des jeunes travailleurs sociaux en situation précaire amenés à accompagner des personnes en situation précaire : cette situation n’est plus rare.                                                                      

Didier Dubasque, membre du Haut conseil du travail social et formateur à l’Arifts de Nantes, a mené une petite enquête auprès d’étudiants éducateurs spécialisés, assistants sociaux et éducateurs de jeunes enfants en première année, afin de sonder leurs motivations pour entrer dans le métier. « Elle a montré qu’aucun n’était là par hasard et que la volonté d’aider et d’accompagner est toujours très présente, autant que l’attachement à la relation humaine. » Du « sang neuf » dont la profession doit prendre soin lors de ses premiers pas dans l’arène, insiste-t-il.

« Les valeurs sont toujours là »                                        

DR

Mathias Gardet, historien de l'action sociale à l'égard de la jeunesse

Historien, professeur en sciences de l’éducation à Paris 8 Vincennes/Saint-Denis, Mathias Gardet est aussi vice-président du Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale (Cnahes).

Pour lui, la notion d’engagement doit être conjuguée au pluriel et reliée au contexte.                                           

Un âge d'or de l'engagement a-t-il existé ?

Mathias GardetCe qui donne le vertige sur cette notion d’engagement, c’est que chaque génération de professionnels se considère comme pionnière et regarde celle d’après comme étant moins engagée, à la recherche d’un confort, d’une tranquillité. Mais je n’aime pas tellement la notion d’engagement au singulier. Il faudrait plutôt parler d’engagements, sous différentes formes.

Par exemple ?

M.G.L’engagement religieux et charitable était tout à fait sérieux à une époque pour l’éducation des jeunes gens, surtout dans une population majoritairement catholique. L’engagement patriotique aussi : j’ai été très frappé, dans les premières générations de travailleuses sociales, notamment celles des assistantes sociales, de voir à quel point participer à l’effort de guerre avait conditionné ensuite un désir chez les femmes d’engagement professionnel dans le social.

Il y a aussi l’engagement personnel, l’intensité que l’on va mettre dans le métier, et l’engagement familial, avec ces travailleurs sociaux qui ont accepté de vivre sur place, auprès des personnes accompagnées, avec femme et enfants.

Les engagements ont été multiples, associatifs, militants, féministes : il faut avant tout regarder comment ils se conjuguent selon les périodes, plutôt que de focaliser sur une forme artificielle de l’engagement avec un grand E.

Il semble toutefois que l'engagement syndical ait du plomb dans l'aile...

M.G.Oui, il y a une désaffection syndicale des travailleurs sociaux. Mais les syndicats d’éducateurs ont eu du mal à arriver dans le secteur. Avant eux étaient apparues les associations professionnelles – l’Association nationale des assistants de service social (Anas), l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (Aneji) – avec l’idée de défendre le métier, de créer un réseau entre professionnels et d’accompagner l’entrée dans la profession.

Cet engagement associatif est devenu syndical dans les années 1970, avec la défense de certains droits – retraite, congés, respect des horaires, compensation. Mais la première génération d’éducateurs spécialisés au tournant de la guerre, surtout à partir du milieu des années 1940, n’était absolument pas syndiquée et c’était même un contresens pour un éducateur car cela allait à l’encontre du dévouement de la profession.

Cela a ensuite évolué...

M.G.Le mot de grève était presque un tabou avant les années 1950-1960, avec l’idée que cela allait mettre le public en difficulté, alors que c’est une forme d’engagement ponctuel qui s’est développé ensuite effectivement. Le mot « travailleur » social a alors pris tout son sens, avec des revendications de respect du droit du travail et un vocabulaire proche de celui de la lutte des classes.

Aujourd’hui dans la terminologie, la dimension très forte de « travailleur » semble beaucoup moins présente. Toutefois il existe encore des formes de militantisme, parfois moins formelles, plus ponctuelles et moins structurées que dans une association ou un syndicat.

Cet engagement passé empêche-t-il de voir les engagements actuels ?

M.G.Quand ceux de 1970 regardent la jeune génération, ils la voient souvent avec leur façon de penser, donc perçoivent un désengagement car en apparence l’engagement est moins politique. Ils ne perçoivent pas les nouveaux engagements sur l’environnement, la démocratie participative, la proximité sociale, l’encouragement à l’expression des personnes.

Or le choix d’entrer dans cette voie professionnelle n’est jamais purement d’opportunité professionnelle, pour un secteur où il y aurait du travail ou qui serait rémunérateur. Ça, nous savons que ce n’est pas le cas. Il y a toujours ces valeurs de vouloir rendre service, d’être utile pour changer la situation des plus précaires. Ces valeurs morales, citoyennes, sont toujours autant exprimées par les plus jeunes, avec les mêmes mots que les plus anciens.                                                                                                                                               

De gauche à droite : Audrey Tamburini, Maëva Largier et Odeline Largier. DR

En quête d'ailleurs, hors des sentiers battus

En septembre 2017, trois jeunes professionnelles ont parcouru la France pendant six mois pour découvrir des lieux alternatifs. À leur tour, elles développent des projets d’accueil innovants.

Ni un coup de tête, ni le fruit d’une longue préparation : quand ces trois jeunes professionnelles décident en septembre 2017 de prendre la route pendant six mois pour découvrir d’autres façons de travailler, c’est surtout parce qu’elles ont besoin d’air.

Une créativité atteinte

« Nous faisions le même constat de désaccord avec ce qui se pratiquait dans nos institutions, décrit Maëva Largier, psychologue de 31 ans. Pour ma part, le fonctionnement pyramidal d’une grosse association régionale, avec des semblants de consultation dont il ne ressortait jamais rien, ne me convenait pas. Je sentais que ma créativité était vraiment atteinte et que je n’étais plus suffisamment libre ».

Un rapport au temps qui « devenait fou »

Audrey Tamburini, 35 ans, psychomotricienne dans ce même établissement du Vaucluse, décrit un rapport au temps qui « devenait fou ». « Mon job, auprès de ces enfants avec des troubles du comportement, consistait à les amener à un état émotionnel plus serein, notamment par le biais de la relaxation, raconte-t-elle.

La violence éducative m'a beaucoup questionnée

Audrey Tamburini, psychomotricienne

Mais c’était du "détends toi calme toi", et je n’étais plus en état de le faire car il fallait enchaîner les prises en charge. La violence éducative ordinaire m’a beaucoup questionnée, en raison de nos emplois du temps surchargés, ainsi que le manque d’interrogations sur notre accompagnement de ces enfants, souvent les plus créatifs, avec une sensibilité exacerbée ».

Aller voir ailleurs

À Besançon, Odeline Largier, 26 ans, éducatrice spécialisée et sœur de Maëva, ressent le même décalage dans son poste de Sessad géré par une grande association. « Nous en discutions ensemble et nous avons eu envie de voir ce qui pouvait se faire ailleurs, pour retrouver du sens », dit-elle simplement.

Audrey démissionne, Maëva fait une demande de disponibilité et Odeline arrive au bout de son CDD. Sans enfants, « sans mec », sans crédits : les feux sont au vert pour partir six mois, avec un camping-car d’occasion, à la découverte de lieux alternatifs.

Les trois jeunes professionnelles ont décidé de partir six mois, avec un camping-car d’occasion, à la découverte de lieux alternatifs. DR

« Nous nous sommes vues deux fois pour préparer le voyage, on a pris une carte de France, mis des petites aiguilles sur les lieux où nous voulions aller, en avons appelé deux ou trois pour savoir si on pouvait rester au minimum trois semaines », poursuit Audrey Tamburini.

Parmi ces lieux, la coopérative agricole autogérée de Longo Maï à Limans, dans les Alpes de Haute-Provence, et la clinique de la Chesnaie à Chailles dans le Loir-et-Cher, issue du courant de la psychothérapie institutionnelle.

Mais une fois sur place, au fil de leurs rencontres, elles découvrent des lieux de vie et d’accueil (LVA) qui deviennent le fil rouge de leur voyage.

Lieu de vie et d'accueil (LVA) Le Roucous à Viala-du-Tarn (Aveyron) DR

« Les Villages des Jeunes, dans les Hautes-Alpes, nous ont complètement ébahies, raconte Maëva Largier. Ils accueillent des enfants placés à l’Aide sociale à l’enfance, des personnes en insertion, des jeunes en séjour de rupture : cette mixité des publics nous a beaucoup touchées ». Elles découvrent alors l’histoire des LVA, créés par des professionnels qui vivent sur place avec leur familles, et dont beaucoup partent aujourd’hui à la retraite.

Des lieux qui réparent

« Nous avons rencontré des professionnels avec des yeux qui pétillent, un engagement personnel puisqu’ils vivent là, et des lieux qui réparent les jeunes », confirme Odeline Largier.

De là naît leur envie de créer un lieu sur le même modèle, alliant transition écologique et développement durable, participation des personnes accueillies, des professionnels et des bénévoles, et accueil de personnes en difficulté, de différents âges et horizons.

Centre agroécologique Les Amanins à la Roche-sur-Grâne (Drôme) DR

Pendant ce voyage, elles ont aussi beaucoup appris : à construire des maisons, à jardiner, à faire des repas pour 150 personnes, à comprendre les clefs de l’autogestion.

Autant de découvertes qu’elles ont retracées dans des notes et sur un blog.

Plusieurs mois après, Odeline Largier, de retour à Besançon, souhaite y créer un lieu pour des jeunes déscolarisés, via l’association Liens (Lieu inconditionnel d’expérimentations novatrices et sociales) qu’elle a fondée en décembre 2018.                                                                                            

« Nous sommes un noyau dur de six personnes, nous essayons de trouver des financeurs, ce n’est pas évident et cela va prendre du temps », souligne-t-elle.

Dans cette attente, elle est éducatrice à temps partiel auprès d’enfants dans une association, et très engagée pour l’accueil des personnes exilées.

De leur côté, Audrey Tamburini et Maëva Largier, travaillent sur un projet de création d’un lieu qui pourrait s’implanter en Ardèche. « Nous avons des contacts avec une association qui œuvre en concertation avec des communes pour créer des éco-villages en habitat léger », décrit Audrey Tamburini.

Un petit collectif pour débuter

La jeune travailleuse sociale détaille : « nous souhaitons créer un petit collectif de quatre à huit personnes au début, expérimenter une culture commune avec des processus de décision, car nous savons que c’est essentiel pour le fonctionnement. Puis nous souhaitons déployer des activités en nous appuyant sur des maraîchers, des ébénistes, et en proposant de l’accueil de jour qui évoluerait à terme vers un LVA ».

Coopérative agricole de Longo Maï à Limans (Alpes de Haute-Provence) DR

Ces lieux d’accueils « ont justement été portés par des personnes qui ont pensé les choses différemment, et le lien avec l’histoire est important car s’ancrer dans des racines est une filiation porteuse, poursuit-elle.

Ce sont aussi des lieux où « les masques sociaux tombent, comme la posture éducative du sachant qui soigne la pauvre personne malade ».

En situation de chômage et en parallèle de leur projet, Audrey Tamburini pense développer une activité à mi-temps en institution et Maëva Largier aimerait continuer à exercer sa profession en cabinet.

Faire un burn-out au bout de deux ans dans son travail n’est pas une fatalité

Audrey Tamburini

Elles mesurent aujourd’hui combien se décaler pour se rendre compte qu’il existe d’autres possibles a été porteur dans leur parcours. Sans jeter la pierre à ceux qui ne peuvent pas le faire, car ils ont trop d’engagements familiaux et financiers.

Elles savent que sortir des carcans institutionnels pour obtenir des financements hybrides ne sera pas simple. Mais aussi que « f aire un burn-out au bout de deux ans dans son travail n’est pas une fatalité ».

D’ailleurs, peu de défis semblent effrayer Maëva Largier, qui a aussi mis en place un réseau de familles solidaires sur le Vaucluse, accueillant 40 personnes et fédérant 150 bénévoles.

En bref

  • Bilan : 40 lieux visités en 6 mois
  • Budget : 250 € / mois, 600 € pour le camping-car

Contact : Maëva Largier et Audrey Tamburini, albhahorizon@gmail.com

Pour aller plus loin

  • « Poser un regard différent sur le travail social », Nicolas Duvoux, Pauline Mutuel, rapport de l'Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales, Fondation Jean Jaurès, Département de Seine-Saint-Denis, déc. 2018
  • « L’aide et l’action sociales en France - édition 2018 », Drees, oct. 2018
  • « Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux », Jean-François Gaspar, La Découverte, 2012
  • « Le travail social comme initiation, Anthropologies buissonnières », Thierry Goguel d’Allondans, Jean-François Gomez, érès, 2011
  • La web série « Les éducs » réalisée par Kévin Grosset et ses collègues
Pour aller plus loin