Le média social
Réagir
Imprimer
Télécharger

Jeunes à besoins multiples : sortir de l’"incasabilité"

Longs FormatsRozenn LE BERRE13 juillet 2023
Abonnés

"Incasable" : le terme, longtemps utilisé à demi-mots, est aujourd’hui largement contesté. Professionnels et institutions déplacent leur réflexion, en interrogeant non pas l’incasabilité de certains jeunes mais l’inadaptation des réponse à leurs difficultés. Partout en France, des initiatives émergent pour tenter ce pas de côté et éviter à ces jeunes d’être constamment réorientés.

Ce sont des adolescents « explosifs », qui « font tout péter », pour lesquels « tout a été tenté ». Confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE), ils peinent à trouver leur place dans les maisons d’enfants à caractère social (Mecs) ou les familles d’accueil.

« Inamendables »

La plupart ont des traumatismes lourds, des parcours faits de multiples ruptures et des comportements violents. Ils naviguent entre les lieux de placement, les établissements de santé mentale et la rue. En bout de course, trop souvent, une partie d’entre eux finit par être incarcérée avant même d’avoir atteint l’âge adulte.

L’existence de ces jeunes qui bousculent les professionnels n’est pas nouvelle. Dès le début du XXe siècle, on parle d’adolescents « inéducables », « inamendables » ou « inadaptés sociaux ». À la fin du siècle, le terme « incasables » émerge du terrain, sans que l’on puisse appréhender sa réalité par une définition partagée ou des études scientifiques dédiées.

Une étude inédite

Le sociologue Jean-Yves Barreyre regrette une sectorisation de la jeunesse, encore aujourd'hui. DR

C’est en partie pour répondre à ce manque que l’Observatoire national de la protection de l’enfance (Oned) confie en 2009 une mission de recherche aux sociologues Jean-Yves Barreyre et Patricia Fiacre (lire notre entretien). 

Inédite, « cette étude part d’une interrogation sociétale importante sur ces jeunes qui mettent le feu partout, se souvient Jean-Yves Barreyre. Ils donnent à voir la fin d’un modèle où les réponses aux difficultés des personnes étaient en lien avec des institutions : une difficulté correspondait à un établissement. »

Une sectorisation regrettable

Le sociologue regrette, encore aujourd’hui, « une sectorisation de la jeunesse, entre la protection de l'enfance, la pédopsychiatrie, le médico-social », qui empêche toute réflexion globale. « Ces jeunes sont le révélateur d’institutions qui peinent encore à dialoguer entre elles. »

Cette étude a débouché sur un rapport de plus de cent pages intitulé « Une souffrance maltraitée, Parcours et situations de vie des jeunes dits "incasables" ». Elle a permis de les connaître un peu mieux. Et, surtout, de comprendre pourquoi les éducateurs peinent tant à les accompagner.

Des traumas multiples

D’abord, l’étude a le mérite de donner des chiffres sur une réalité perçue et jusque-là peu appréhendée par les scientifiques : les jeunes vus comme « incasables » par ceux et celles qui les accompagnent représentent environ 2,5 % de ceux accueillis par l’ASE. « Cela représente donc très peu de jeunes, mais qui étaient en capacité de mobiliser un nombre phénoménal de professionnels », poursuit Jean-Yves Barreyre.

D’autres grands traits émergent : des traumatismes multiples et pas forcément connus des professionnels, des mises en danger, des fugues, de l’agressivité. Autre marqueur, « un passage de l’attachement à l’échappement ». « Les professionnels sont très attachés à cette notion de l'attachement pour renouer des nœuds qui o nt été dénoués, explique le sociologue. Or ces jeunes sont en situation d'échappement. Ils ne veulent pas poser leurs valises. »

Profil abandonnique

Ilyes, 21 ans aujourd'hui, et Loïc Smaga, éducateur qui l'a accompagné en Mecs lorsqu'il était mineur. Lucie Pastureau pour Le Media Social

Un profil abandonnique bien connu des professionnels de terrain. Après avoir subi de multiples abandons, ces jeunes peinent à créer du lien. « Dès qu’ils sentent qu’un lien peut se créer avec un éducateur, ils vont donc tout faire pour saboter la relation », explique Loïc Smaga. 

Cet éducateur spécialisé a longtemps travaillé en Mecs avant d’intégrer une équipe mobile « cas complexe », spécialement dédiée à ces jeunes aux problématiques multiples qui mettent en difficulté les professionnels (lire notre reportage).

« Ma vie a commencé par la violence »

Ilyes, un jeune homme de 21 ans qu’il a accompagné en Mecs lorsqu’il était mineur, confirme : « Toute ma vie, j’ai été trimballé. J’ai vécu des maltraitances dans ma famille d’accueil dès mes neuf mois. Ma vie a commencé par la violence. On me rejetait de tous les foyers. J’avais plus confiance en personne. »

Avec le recul, Ilyes reconnaît qu’à l’adolescence, il faisait tout pour détruire les liens qui se créaient avec les éducateurs : « Je cherchais à tous les faire lâcher, en me disant : celui qui tient, c’est un guerrier. » Loïc s’en souvient bien : « Il me disait que je n’étais jamais là pour lui. Il me mettait la misère, juste pour voir si j’allais tenir. Il testait la relation. »

Réorienter

À l’époque, le comportement violent d’Ilyes a mis en difficulté toute l’équipe éducative : « J’étais en colère, je me bagarrais, je fumais… J’ai fait un bordel ! » Lorsqu’il a agressé physiquement une adolescente du foyer, un point de non-retour a été atteint : il fallait l’éloigner du groupe. 

Même si exclure un jeune n’apparaît jamais comme une solution satisfaisante, elle devient parfois, au nom du principe de réalité, la seule possible pour protéger les équipes et les autres jeunes accueillis : « Quand Ilyes rentrait, dans un état second, il fallait tout de suite être là pour l’empêcher d’exploser », se souvient Loïc.

Attirer l'attention 

Ilyes s'en souvient : « c'est une bataille » entre les jeunes, que d'attirer l'attention des éducateurs. Lucie Pastureau pour Le Media Social

« Et au même moment, tu es seul sur le foyer, une jeune fille se scarifie, et en même temps des parents arrivent pour un rendez-vous, et en même temps il faut préparer le repas pour les autres, et le téléphone sonne. On essaie de répondre dans l’immédiateté, mais ce n’est pas toujours possible. C’est à celui qui va réussir le plus à accaparer l’attention de l’éducateur. »

Ilyes confirme : « c’est une bataille » d’attirer l’attention des éducateurs.

Un comportement qui pose, indéniablement, la question des moyens alloués au secteur et de la faiblesse des effectifs dans les Mecs.

« Sa place n'est pas ici »

Souvent, faute de pouvoir offrir un accompagnement individuel et contenant dont le jeune pourrait avoir besoin, les réponses prennent la forme d’une nouvelle orientation. La tentation est grande, pour des professionnels se sentant incompétents et désemparés, d’en tirer une conclusion : sa place n’est pas en protection de l’enfance.

Face à cet aveu d’échec qui pose les limites de leur accompagnement, les éducateurs et éducatrices peuvent avoir tendance à vouloir renvoyer ces jeunes vers d’autres professionnels qui seraient perçus comme plus compétents, plus adaptés aux problématiques du jeune. Partout, dans les Mecs, on entend : « Sa place n‘est pas ici mais en psychiatrie. »