L'avancée en âge est une chance pour la société, dit-on. Chargée de la cohésion sociale du département de la Manche, Christel Prado raconte comment les pouvoirs publics peuvent favoriser l'échange entre générations et la valorisation des savoirs.
Nous avons longtemps dit que vieillir était une chance. Pouvoir vieillir, repousser les limites de la date de fin, était le symbole du succès des luttes syndicales pour les droits des travailleurs mais, aussi, celui de notre politique de protection sociale. Mais quel est le bénéfice de l'âge s'il ne s'agit pas d'avoir la chance de « bien vieillir » ?
Existence et liberté
Nous avons tous une responsabilité individuelle quant à la préservation de notre patrimoine santé, unique, mais cette responsabilité est une goutte d'eau vite asséchée si la réponse sociétale ne lui permet pas de rejoindre l'océan. Vieillir ne doit pas se résumer à allonger le temps disponible. Le temps n'a de sens que lorsqu'il est habité par l'existence, par la liberté de l'utiliser comme nous le souhaitons, par l'utilité sociale.
Le plus bel héritage qui soit
Mon parcours personnel est un témoignage de l'histoire de mes grands-parents. Leurs valeurs m'ont constituée. Elles sont encore ma boussole quand je ne sais plus très bien où j'en suis. « J'ai l'impression que tu es comme une assistante sociale. Je n'aime pas les assistantes sociales. Elles m'ont obligée à arrêter l'école pour m'occuper de mes frères et sœurs parce que mon père était mort. Mais toi, je t'aime. Je pense que tu ne ferais pas cela », me disait ma grand-mère.
Et moi de la rassurer quand elle se désolait de ne pas nous laisser d'héritage : « Tu nous laisses le plus bel héritage qui soit. Rien que de penser à toi me protège. Tu as beaucoup travaillé, lutté pour survivre à la pauvreté, lutté pour que ton fils soit soigné alors que la "sécu" d'aujourd'hui n'existait pas encore, fait d'excellentes tartes aux pommes et toujours affirmé ton indépendance et ta liberté. »
Socle du contrat social
Nous fêtons aujourd'hui une belle promesse républicaine : la création de la cinquième branche de la sécurité sociale. Et les rapports de la CNSA [caisse nationale de solidarité pour l'autonomie] des trois dernières années en balisent le chemin : « Pour une société inclusive ouverte à tous », « Chez-soi, l'approche domiciliaire », « Quel financement pour les politiques autonomie ? »
L'agence renoue avec sa veine originelle : penser la place de l'individu au sein d'une société de liberté, d'égalité et de fraternité. « Une politique pour l'autonomie se fixe donc pour objectif de donner à chacun, quel que soit son âge, sa situation de handicap ou de santé, les moyens d'exercer pleinement sa citoyenneté » (1). Dans un pays comme le nôtre, c'est bien la citoyenneté qui fonde le socle du contrat social. Exclure l'un d'entre nous, quelle qu'en soit la raison, en vient à fragiliser ce contrat.
Causeries d'héritage
Si vieillir n'est pas toujours considéré comme une chance pour l'individu concerné, il l'est incontestablement pour son entourage proche ou plus lointain. Je ne sais pas encore comment organiser territorialement ces causeries d'héritage, ces rencontres qui font que notre journée prend de la valeur parce que nous nous sommes enrichis de l'expérience de l'autre.
Les plus âgés, s'ils ne sont sans doute pas plus ou moins sages que les autres, ont beaucoup de choses à nous apprendre pour peu qu'ils ne craignent plus de paraître ce qu'ils sont. Chaque jour, des jeunes témoignent de leur souffrance du quotidien, de leur désarroi face à l'avenir incertain. J'ose penser que ce sont les plus âgés qui sauraient leur montrer l'horizon. Utiliser l'expérience pour la transposer à une nouvelle réalité (connaissances et compétences).
Rencontres entre jeunes et âgés
Les membres du conseil départemental des jeunes de la Manche sont allés à la rencontre des plus âgés l'an passé. Ils souhaitaient pérenniser ces actions. Les assemblées, même délibératives, sont souveraines et je ne peux que leur souffler une idée : inviter les jeunes à réfléchir sur la perte d'autonomie aurait sans doute une plus-value, de même qu'inviter les représentants du conseil départemental de la citoyenneté et de l'autonomie [CDCA] à participer au conseil départemental des jeunes, les voir réfléchir et « se déterminer » ensemble, serait source d'espérance en l'avenir.
Transmissions de savoirs
Pour sa part, le département a favorisé le déploiement d'une association, déjà implantée ailleurs en France : « L'outil en main ». Elle réunit des artisans à la retraite qui accueillent, le mercredi, des pré-ados dans le cadre d'ateliers de découverte de différents métiers (ferronnerie, menuiserie, plomberie, etc.). En fin de parcours, un certificat leur est remis par la chambre des métiers et de l'artisanat. C'est une très belle initiative de transmission de savoirs et de passions. Oui, je sais, en période de crise sanitaire, tout cela tombe à l'eau. Mais nous avons tous besoin de penser l'avenir.
Nouvelle gouvernance
Pour ce faire, le département de la Manche a fait part à la CNSA, en décembre 2019, de son intention de modéliser une autre forme de gouvernance des politiques « autonomie » basée sur son expérience « Territoire 100 % inclusif ». Cette gouvernance est partagée avec différents services de l'État et s'appuie sur des groupes de réflexion thématiques plus que sur une dichotomie personnes âgées / personnes en situation de handicap. Elle est enrichie par la participation active des personnes qualifiées apportant leur savoir expérienciel. Le département souhaite également que la coopération entre les acteurs et la conférence des financeurs de la prévention de la perte d'autonomie soit élargie à d'autres représentants et aux publics en situation de handicap.
Neuf territoires de proximité
La Manche s'appuie, dans cette démarche, sur neuf territoires de proximité et de solidarité qui portent des plans locaux inclusifs avec les partenaires locaux. C'est comme cela que notre collectivité conçoit sa responsabilité sociétale. Et va engager les travaux de modélisation avec les parties prenantes, dès qu'il aura trouvé son ou sa directrice de l'autonomie. Alors, si développer le bénéfice de l'âge vous fait envie...
(1) « Démarche prospective de la CNSA, Quel financement pour les politiques autonomie ? Vers la cinquième branche de protection sociale », éditorial de Marie-Anne Montchamp, présidente de la CNSA.
Un « Carnet de bord » à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media Social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce « Carnet de bord » n'engagent pas la rédaction du Media social.
Les quatre précédents « Carnets de bord » :
- Comment accueillir la parole de l'enfant ? par Laura Izzo
- On a voté à l'Ehpad, par Ève Guillaume
- Nous ne travaillons pas simplement pour les gentils, par Dafna Mouchenik
- Vaccination : le rôle crucial de l'information, par Ève Guillaume