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Exclus du numérique : les leçons du confinement

Longs FormatsRozenn LE BERRE06 mai 2020

Personnes sans-abri, personnes âgées isolées, personnes migrantes, étudiants étrangers : pour les plus précaires d’entre nous, la période de confinement rime avec exclusion. En cause, notamment, le manque de connaissances numériques et les difficultés d'accès à du matériel téléphonique et informatique.

En France, une personne sur cinq n'est pas en capacité de communiquer sur Internet. À l'heure où le seul lien social autorisé hors de la cellule familiale passe par Skype, Messenger ou Discord, le chiffre a de quoi inquiéter.

« Cette situation est un révélateur très puissant de la fracture numérique », indique Arnaud Jardin, responsable de la communication et de la mobilisation citoyenne à Emmaüs Connect. « Beaucoup en avaient une image un peu virtuelle. Là, ça devient très réel : être exclu du numérique, ça peut vouloir dire être complètement coupé du monde et n'avoir plus aucun accès à ses droits. »

En temps normal, l'association Emmaüs Connect accompagne les personnes en situation d'exclusion numérique. Alex Giraud

« Ça peut rendre fou »

L'association, qui accompagne au quotidien les personnes en situation d'exclusion numérique, s'est inquiétée dès l'annonce du confinement : faute de pouvoir aller recharger leurs crédits de téléphones à prix solidaires dans les points d'accueil de l'association, des milliers de personnes allaient se retrouver privées de toute possibilité de communiquer par téléphone.

« Grâce à notre partenaire SFR, on a pu recharger à distance les forfaits de tous ceux qui ont une puce de cet opérateur. Mais pour les autres, on est impuissant. Comment faire pour garder un lien social quand on est confiné pendant trente jours, sans pouvoir faire un seul appel visio, sans pouvoir envoyer de SMS ? Ça peut rendre fou... »

Arnaud Jardin, de Emmaüs Connect. DR

Arnaud Jardin témoigne d'une conversation eue quelques jours auparavant avec une femme accompagnée par l'association : « Elle était en très grande détresse, enfermée depuis vingt jours dans sa petite chambre. Elle n'avait vu personne et n'avait plus qu'1,50 € de crédit sur sa carte Lycamobile. J'étais la première personne qu'elle entendait depuis plusieurs jours. Elle ne voulait pas que notre conversation s'arrête... »

Distribution de matériel

Pour accompagner les personnes exclues du numérique en cette période où elles sont particulièrement vulnérables, l'association a également lancé, avec dix partenaires, une large opération de distribution de matériel informatique. Un recensement a permis d'identifier les besoins via une centaine de structures partenaires sur l'ensemble du territoire.

Parmi elles, le centre social l'Arbrisseau, situé à Lille Sud, un quartier classé prioritaire de la politique de la ville. « D'habitude, les enfants qui n'ont pas d'ordinateur viennent dans notre centre social pour faire leurs devoirs, leurs exposés, etc. Mais aujourd'hui ce n'est plus possible », explique Florian Soudain, chargé de développement de projet au centre social et coordonnateur de l'opération Centres sociaux connectés.

Florian Soudain, coordonnateur de l'opération Centres sociaux connectés. DR

En recensant les besoins, il prend conscience du manque d'équipement de très nombreuses familles sur le quartier.

« Beaucoup ont des smartphones, mais pour les ordinateurs et imprimantes c'est très compliqué. C'est pour cela qu'on a construit un partenariat avec Emmaüs Connect. »

Emmaüs Connect se charge de fournir le matériel au centre social qui le redistribuera dans le quartier en fonction des besoins.

Centres sociaux connectés

Le centre social l'Arbrisseau fait partie du projet « Centre sociaux connectés », auquel participent huit centres sociaux sur la Métropole européenne de Lille (MEL). Lancé en 2017, le projet part d'un constat : l'augmentation de la dématérialisation des démarches d'accès aux droits créé une fracture supplémentaire dans les quartiers.

Les inégalités liées aux manques de compétences numériques viennent se rajouter à celles déjà présentes en termes d'accès au logement, à l'emploi, etc. Le but est de renforcer les capacités numériques des habitants et de construire ensemble des solutions numériques aux différentes problématiques sur le quartier.

« Mon centre social à la maison »

À l'annonce du confinement, les équipes du projet Centres sociaux connectés ont réagi en urgence en créant un nouveau programme : « Mon centre social à la maison ». Sur le site, les familles peuvent trouver de nombreuses ressources éducatives pour les enfants, des animations à réaliser en famille et en direct sur les réseaux sociaux, mais aussi des tutoriels vidéos pour monter en compétences numériques.

Dans nombre de ces tutos, la démarche est originale : des enfants, bénéficiant souvent de compétences numériques supérieures à leurs aînés, expliquent le fonctionnement de Skype ou WhatsApp. Enfin, une permanence téléphonique est assurée pour les personnes qui se trouveraient en difficulté.

L'accès à l'équipement n'est pas toujours le seul frein : d'où l'intérêt des tutoriels et autres animations en vidéo. stock.adobe.com

De fait l'accès à l'équipement n'est pas le seul frein : « Certaines familles, même si elles ont accès à Internet, ne vont pas savoir comment trouver les contenus éducatifs, indique Florian Soudain. Et assurer la continuité pédagogique est très compliqué pour certaines familles : les familles monoparentales précaires, avec parfois des parents qui ne parlent pas français, etc. »

Tirer des leçons de la crise

Ces dispositifs locaux viennent compléter une plate-forme lancée au niveau national par le gouvernement : Solidarité numérique. En ligne ou au téléphone, les personnes qui en ressentent le besoin peuvent être accompagnées pour prendre un rendez-vous chez le médecin, faire leurs courses en ligne, rester en contact avec leurs proches, etc.

Alors que le gouvernement souhaite accéder à une dématérialisation complète des démarches administratives d'ici 2022, Florian Soudain invite à tirer les leçons de cette crise : « Cette situation mène à une prise de conscience par l'ensemble des acteurs de l'importance du renforcement des compétences numériques et de l'importance des structures qui accompagnent cette montée en compétences. Il va falloir y travailler au quotidien et ne rien lâcher. »

Des synergies entre accompagnement social et inclusion numérique

« Avec l'augmentation de la dématérialisation, les personnes exclues du numérique se dirigent vers les assistantes sociales pour leur demander de faire à leur place les démarches pour la CAF, pour Pôle Emploi, etc. Et ces travailleuses sociales le font parce que, face à des gens en détresse, c'est évidemment très compliqué de dire : ''je ne vais pas le faire pour vous mais vous allez apprendre à le faire vous-mêmes'' », indique Arnaud Jardin, de l'association Emmaüs Connect.                                              

Pourtant, il y a selon lui un immense enjeu à renforcer les compétences numériques des personnes pour éviter leur exclusion totale. Il invite ainsi les travailleurs sociaux à orienter les personnes qu'ils accompagnent vers les ateliers d’Emmaüs Connect.

L'accès aux ateliers n'est de fait possible que sur orientation par un travailleur social. Une fois inscrite, la personne peut bénéficier d'une formation gratuite. Emmaüs Connect forme également des professionnels pour qu'ils véhiculent les contenus pédagogiques auprès de leurs publics.

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