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Burn-out des travailleurs sociaux, l'échec du collectif

Longs FormatsAudrey GUILLER01 février 2024
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Les travailleurs sociaux sont particulièrement touchés par le burn-out. Épuisés, non tant par la relation avec les usagers que par leur contexte de travail et la perte de sens qui peut y être liée. Les burn-out d'individus sont le symptôme d'une organisation collective défaillante, dont dirigeants, cadres et équipes devraient pouvoir discuter ensemble.

Le burn-out, c'est quoi ? « C’est avoir son travail dans la tête H 24, c’est optimiser, rentabiliser le moindre espace-temps pour réussir à répondre aux objectifs, […] c’est être dans le déni de ce qu’il vous arrive, c’est être épuisée, c’est se lever le matin et avoir tout de suite l’envie de pleurer, […] c’est être en réunion et éprouver un poids, une masse sur le sommet de la tête comme si vous alliez faire un AVC, c’est s’être sentie toute-puissante et tellement performante […] c’est un jour perdre l’intégralité de vos données, c’est les chercher dans votre tête et ne plus les retrouver. »

Une pièce de théâtre

Ces phrases sont issues du texte de Machines de guerre , pièce de théâtre de prévention contre le burn-out, qui sera jouée par la compagnie Ratibus le 7 février prochain à l'Université de Lille.

Elles ont été écrites par JoRo, 42 ans. Assistante de service social (ASS) de formation, elle était cadre dans une structure d'insertion par le logement lorsqu'en 2020, elle a été arrêtée pour burn-out, pendant trois ans. Le burn-out est l'étape d'après l'épuisement au travail. Là où le professionnel, souvent très impliqué, se sent noyé, éprouve une fatigue physique et psychique si intense, des sentiments de dépersonnalisation et d'échec si profonds, qu'il tombe, comme brûlé.

Coupables de s'arrêter

La pièce de théâtre de prévention contre le burn-out, Machines de guerres, tirée d'un texte de JoRo, assistante sociale, sera jouée par la compagnie Ratibus le 7 février prochain à l'Université de Lille. Bruno Depoorter

Ce syndrome touche particulièrement les professions d’aide, dont les travailleurs sociaux. Ludwig Maquet (1), éducateur spécialisé de formation, formateur et ex-chef de rubrique à Lien Social , analyse : « D'un côté, les travailleurs sociaux donnent beaucoup de sens et de valeur à leur travail, qui est très exigeant émotionnellement. De l'autre, dans le secteur, il faut être fort, ne pas montrer de signes de fatigue. Les professionnels se sentent coupables de s'arrêter. »

Le Covid n'a pas arrangé la situation, note Corinne Le Bars, assistante sociale de formation, qui a traversé un burn-out en 2017. Beaucoup de professionnels n'ont pas pu utiliser le télétravail. En sous-effectif, des structures se sont retrouvées dans des situations « volcaniques », rapporte l'autrice du livre « Réussir son burn-out » (2), qui a également coordonné le numéro « Quand le travail (même social) fait souffrir » (3).

« Burn-out, moi ? Impossible. Je suis un roc. »

Sur un site Internet, Sophie, aide-soignante en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) depuis 1999, raconte son diagnostic, en 2019. « Un matin je commence à ne plus avoir envie d'aller bosser. Je pleure dans ma voiture. J'ai des douleurs lombaires, je n'arrive pas à me lever. Plus de force, plus d'énergie. Je pleure, je pleure. Burn-out, moi ? Impossible. Je suis un roc, pleine de joie, j'aime mon métier. » Le syndrome se manifeste souvent par du stress, des angoisses, des pleurs, des insomnies ou un désintérêt massif pour le travail.

Dans Travailleurs sociaux face au burn-out , le sociologue Fathi Ben Mrad note un symptôme particulier aux professionnels du social : l’isolement physique et psychologique, la fuite des relations avec les collègues.

« Pour la plupart, on est dans le déni, sait Corinne Le Bars, qui se rendait à son bureau la nuit pendant son premier arrêt. On ne voit pas les signaux corporels, on consulte le médecin à répétition, on est dans la lutte jusqu'au jour où le corps dit stop. »

Une charge de travail démentielle

Le burn-out se manifeste souvent par une sensation d'épuisement, des angoisses, des pleurs, des insomnies ou un désintérêt massif pour le travail. Getty images

Chaque situation de burn-out est unique. Mais certains déclencheurs sont récurrents. « Je ne manquais pas de reconnaissance au travail, j'étais encensée et heureuse, décrit JoRo. Mais ma charge de travail était démentielle et tous mes collègues et partenaires attendaient des réponses rapides. L'urgence permanente. » La prévalence des agressions est un autre facteur déterminant. Sophie se sentait le « punching-ball » de « patients déments atteints de troubles cognitifs non soignés ».

Des idées suicidaires

Bertrand, moniteur éducateur, a travaillé vingt ans en maison d'enfants à caractère social (Mecs) et institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep), faisant fonction d'éducateur spécialisé. Dans le cadre de la réforme Serafin-PH, son établissement est devenu une plateforme de service. « En trois mois, j'ai perdu mes collègues, mon bureau, mes salles d'activités, quasi toutes mes références éducatives et mes horaires. »

Bertrand ne dort plus, sent son travail, ses efforts, ses propositions « balayées sans discussion ». Il ne comprend plus le nouveau projet d'établissement. En 2020, il s'arrête pour la première fois de sa carrière : « J'étais en colère, j'avais des maux de tête, plus aucun désir. Lessivé, vidé. J'ai eu des idées suicidaires. J'ai pris des doses folles d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. »

Logique gestionnaire 

Ce n'est pas tant la relation d'aide avec les usagers qui épuise les travailleurs sociaux. Fathi Ben Mrad souligne que le stress de compassion n'est pas si déterminant dans les burn-out. Le secteur, via la supervision et l'analyse de la pratique, semble avoir anticipé ce risque psychosocial. Le sociologue note que ce sont plutôt l'organisation de travail et la perte de sens qui sont au cœur des burn-out

La logique gestionnaire, la culture de la performance, l'effet des politiques sociales fragilisent les professionnels. JoRo se rappelle une réunion de sa fédération où les mots qu'elle a relevés : « chiffrage, reporting, gestion, démonstration d'utilité » l'ont heurtée. « On chute à cause de l'écart insupportable entre notre vision du métier et ce qu'on nous demande de faire au quotidien », abonde Corinne Le Bars.