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Tribune libre06 mai 2022
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Décrire les pratiques en travail social : la culture du flou

Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, estime que l'usage de notions floues dans le travail social – comme l'inclusion ou le pouvoir d'agir – empêche la réflexion sur la réalité des pratiques. Avec ces concepts vidés de leur sens, tout le monde a l’impression de faire ce qui est attendu.

Dans son intervention à l'occasion des journées nationales des Sessad du 14 avril, Robert Lafore indique : « Est-ce qu’il y a une définition de l’inclusion, c’est qu’en réalité il n’y en a pas, c’est une notion assez floue… elle a la particularité de sembler faire consensus, tout le monde est pour l’inclusion... En réalité, il y a des dissensus sur cette notion… »

Le travail social semble avoir pris l'habitude de populariser des expressions floues qui veulent tout dire et rien dire pour définir ses grands principes ou ses pratiques. Il utilise des métaphores, des concepts mobilisateurs ou des commandements qui finissent par donner un côté nébuleux à la réalité du travail réalisé.

Les métaphores

L’exemple le plus célèbre d’utilisation d’une expression floue pour décrire les pratiques est l’expression « l’usager au centre du dispositif » qui sert à synthétiser l’esprit de la loi du 2 janvier 2002. Cette expression qui ne figure pas dans le texte de loi est une métaphore. On ne prend pas les mesures du bâtiment de l’IME pour en déterminer le centre géographique et demander à la personne de se positionner là sur la croix au milieu du couloir. L’expression est tellement vague que tout le monde peut affirmer fièrement que « oui bien sûr dans ma pratique je mets l’usager au centre ! ».

Quand on demande aux professionnels de donner des exemples concrets de cette pratique, c’est souvent une autre métaphore qui fait office de réponse : « on rend acteur ». On n’accompagne pas les personnes à devenir acteur de théâtre ou de cinéma. Le président du Haut conseil du travail Social aime répéter que les travailleurs sociaux sont des tisserands du quotidien. Une expression floue de plus dans l’arsenal du secteur.

Des métaphores qui écrasent la réalité des pratiques

L’usage des métaphores empêche la réflexion sur la réalité des pratiques. Elle ne constitue pas un référentiel clair auquel on peut comparer ce que l’on fait pour se situer. Avec les métaphores, tout le monde a l’impression de faire ce qui est attendu. Dire que  les travailleurs sociaux sont des tisserands du quotidien ne dit absolument rien de la réalité de leurs pratiques. Écraser le contenu de la loi du 2 janvier 2002 avec l’expression usager au centre du dispositif a probablement eu pour effet de faire passer à la trappe une partie des pratiques prévues par le texte comme le libre choix des prestations.

Les concepts mobilisateurs

Le secteur a également l’habitude d’utiliser des concepts mobilisateurs pour définir ses pratiques. En rhétorique, un concept mobilisateur est un terme suffisamment consensuel avec lequel on ne peut qu’être d’accord, mais qui n’a pas de sens précis. Le mot inclusion entre dans cette catégorie, comme l’expression pouvoir d’agir très en vogue actuellement, ou encore l’autonomie. Le pouvoir d’agir est tellement vague et mobilisateur qu’il est aujourd’hui utilisé dans des publicités pour des crédits à la consommation ou des voitures.

La plupart des professionnels adhèrent à l’idée de pouvoir d’agir parce qu’elle est dans l’air du temps, mais sans définition claire n’importe quelle pratique peut passer pour du pouvoir d’agir. Yann Le Bossé, théoricien du « développement du pouvoir d’agir » (DPA) indique à ce sujet que « b eaucoup de gens déclarent qu’ils font du DPA parce que c’est joli, et ça correspond à leur intention, mais ils parlent le plus souvent d’un vœu pieux ».  

Des concepts vidés de leur sens et des confusions

Les concepts mobilisateurs véhiculés par le secteur du travail social sont, dans la plupart des cas, des objets théoriques des sciences sociales qui ont été vidés de leur sens précis. L’expression floue pouvoir d’agir est une excellente illustration de ce processus. La méthode d’accompagnement par le développement du pouvoir d’agir a été très précisément modélisée par Yann Le Bossé. Elle a été vidée de son sens pour être transformée en une expression floue : le pouvoir d’agir, qu’on popularise sans aucune référence au travail du chercheur.

Le dépouillage du sens des objets théoriques empruntés aux sciences sociales crée également des confusions. Dans le top 10 du secteur, on trouve la confusion entre autonomie et dépendance, entre efficience et efficacité, entre moyens et objectifs, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, entre socialisation et sociabilité, entre zone d’incertitude et le simple fait d’être le seul à posséder une information, ou encore entre autorité et pouvoir.

Les commandements

Le secteur est également très friand de ce que je serai tenté d’appeler des commandements. Il s’agit d’affirmation, sous forme de mot d’ordre, au sujet des pratiques. Leur sens n’est pas très précis mais on les perpétue comme des vérités. 

Parmi les  commandements célèbres, on trouve : « il ne faut pas juger » ; « la demande est toujours latente » ; « un travailleur social isolé est un travailleur social mort » (récemment entendu à propos des travailleurs sociaux libéraux) ; « il faut garder la juste distance » ; « on ne devient pas travailleur social par hasard ».

De simples croyances 

Les commandements sont des croyances qui par définition n’ont jamais fait l’objet de recherches qui auraient fait la preuve de ce qu’elles affirment. Personne n’a démontré que quand une personne demande à être aidée à accéder à un logement, elle souhaite en réalité toujours être aidée à autre chose. Quant à l’absence de hasard dans le choix de carrière des travailleurs sociaux, si l’idée est de dire que des déterminismes sociaux guident les individus malgré eux, l’affirmation est assez banale et rien ne prouve que le hasard des rencontres ne joue pas un rôle dans le choix de carrière.

Un discours nébuleux sur les pratiques

Ce qui semble être une attirance culturelle pour les expressions floues que je ne tenterai pas d'expliquer ici, produit au final un discours nébuleux pour ne pas dire fumeux sur les pratiques, à base de métaphores stylées, de concepts mobilisateurs mais vide de sens, de confusions et de commandements qui ne sont que des croyances.

Cela ne remet pas en cause la qualité de ce qui est effectivement fait sur le terrain par les travailleurs sociaux. Ce qui pose question, c’est la manière avec laquelle le secteur a tendance à faire disparaître la réalité des pratiques derrière des expressions floues, quand il tente d’en rendre compte.

Dans une période où le travail social cherche à reconstruire une image positive aux yeux de la société pour redevenir attractif, cette habitude n’est peut-être pas la meilleure des stratégies. « Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde », disait Camus.

Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.

Jean-LucGautherot
Ingénieur social
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